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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/361

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non les sentir[1]. » Appréciable déjà dans la récitation, cette différence Test bien davantage dans le chant. On en trouverait la preuve rien que dans les mots du psaume cité plus haut : Et irascetur, dentibus suis fremet et tabescet. Il suffit de les dire et surtout de les chanter des deux manières pour décider aussitôt entre les deux prononciations et les deux effets, entre la sécheresse, la platitude et la maigreur d’une part, et, de l’autre, l’élégance, la richesse et la plénitude.

Ainsi, parce qu’il est vocal avant tout, le plain-chant convient à l’église ; parce qu’il est surtout verbal, il convient aux paroles sacrées.

Mais voici d’autres convenances encore entre l’art grégorien et son objet. Le plain-chant n’est pas seulement vocal : il est homophone ; ne se servant que des voix, il ne fait d’elles qu’une voix. La polyphonie vocale, toute pure et spirituelle qu’elle soit aussi, accorde pourtant un peu plus que la monodie, à la forme et, si l’on peut dire, au métier. L’harmonie et le contrepoint comportent un certain travail, un certain appareil, très idéal encore, mais dont l’art grégorien est exempt. Le chant homophone, c’est le minimum de musique possible ; au-delà, ou plutôt en deçà, il n’y a plus que la parole nue. Essentiellement religieux, le plain-chant l’est en quelque sorte deux fois : autant qu’un lien entre Dieu et les hommes, il est le lien des hommes entre eux. Naguère nous avons cherché, — trop loin peut-être, — dans les formes successives et diverses de la musique, l’idéal de la société parfaite[2]. Ne serait-il pas ici, dans cette forme à la fois la plus éloignée de nous parce qu’elle est la plus ancienne, et la plus proche parce qu’elle est la plus simple : l’unisson ? Pour le croire, et surtout pour le sentir, il faut nous oublier, nous renoncer nous-mêmes, tels que nous ont faits des siècles d’harmonie, des siècles même de mélodie, mais d’une mélodie toute différente de la mélodie grégorienne. Voici que se pose encore une fois la grave, l’éternelle question de la mélodie et de l’harmonie. Elle se réduit ou plutôt elle s’élève jusqu’à la question plus générale de l’individu et du nombre, à laquelle c’est le fait, et je dirai l’honneur

  1. M. Burnouf (Revue des Deux Mondes de 1890), cité par M. l’abbé Chaminade, (Tribune de Saint-Gervais de décembre 1897), dans une étude où nous avons largement puisé.
  2. Voyez, dans notre volume d’Études musicales : la Musique au point de vue sociologique.