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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/686

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mandarins, que la bureaucratie qui l’administre lui pèse sur les épaules, sur les bras et sur le cœur ? Dans un pays dont la population s’élève à près de trois cent millions d’âmes, le nombre des fonctionnaires civils, salariés par l’État, ne dépasse guère le chiffre de neuf mille : c’est bien peu de chose, ce n’est rien. Mais chacun de ces fonctionnaires a des obligations énormes à remplir, et le revenu légal de son bénéfice ne suffit point pour en acquitter les charges. Il a dû le plus souvent acheter son emploi, et la société en commandite, qui lui a avancé les fonds nécessaires, entend rentrer dans ses frais. Malgré ses protestations, qu’on refuse d’écouter, ses bureaux sont peuplés de surnuméraires, de postulans, d’inutiles ; on ne serait pas content de lui s’il ne trouvait moyen de les occuper et de leur procurer quelques bonnes aubaines. Ce n’est pas tout : ce fonctionnaire a une famille, qui a fêté sa nomination comme le plus heureux et le plus glorieux des événemens ; elle le tient pour sa vache à lait, et il se couvrirait d’opprobre s’il trahissait ses espérances, et, comme lui, chacun de ses surnuméraires a non seulement un père et des frères, mais des parens du quatrième, du douzième degré, pour lesquels il est tenu de faire quelque chose ; c’est une dette d’honneur : ainsi l’a décidé Confucius. « Cette obligation morale de pourvoir ses parens même les plus éloignés, dit encore M. de Brandt, est une des grandes plaies sociales de la Chine et le plus grand obstacle à la prospérité de toutes les entreprises industrielles. La famille qui réclame sa part et mendie sans vergogne a bientôt fait de les mettre en faillite. » Les vertus domestiques coûtent très cher à la Chine, et la piété patriarcale est à la fois sa gloire et son fléau.

Les sociétés les plus voisines de la perfection, à laquelle on n’atteint jamais, sont celles qui réussissent à établir un système de balance et d’équilibre stable entre les prérogatives des gouvernans et les droits des gouvernés, sans sacrifier ni le bien de tous aux intérêts particuliers, ni les intérêts particuliers à la raison d’État. En Chine, la balance est en faveur du bonheur domestique ; si exorbitans que soient les pouvoirs qu’il confère à ses agens, l’État est tenu en échec par la ligue des intérêts privés, et, dans les momens de détresse, lorsqu’il fait appel à l’esprit public, il ne trouve devant lui que des familles, et l’esprit public fait défaut.

Il ne faut pas croire que la doctrine de Confucius se soit imposée sans efforts et sans luttes ; elle a soulevé de vives oppositions, elle a essuyé des défaites, elle a souffert des éclipses. Certains empereurs chinois, qui avaient le génie de l’administration et de la guerre, ne