Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On reconnaît dans ce plan de campagne diplomatique et militaire le futur envahisseur île la Silésie, l’homme des grands coups inopinés, mais savamment préparés, l’homme qui commence par prendre et s’en remet à son génie du soin de garder ce qu’il a pris : Beati possidentes ! Désormais Grumbkow lui témoignait plus de déférence et le tenait à peu près pour ce qu’il était : « Je comprends tout le bon de la vie tranquille que Votre Altesse royale mène. Profitez-en, Monseigneur, elle ne durera pas toujours. Si j’atteins une raisonnable vieillesse, je vous écrirai un jour de mon foyer : Vous agissez, cher prince, et moi je vis ; chacun fait le tour du cadran, le mien est achevé, le vôtre est dans le fort de la roue… » Et quelques mois plus tard : « J’espère qu’il viendra un temps où on pourra dire avec Virgile : Orietur ulior ex ossibus meis, lequel fera sentir aux maisons de Bourbon et d’Autriche, selon les conjonctures, qu’on n’offense pas impunément une puissance comme celle du roi de Prusse. »

Si désormais Grumbkow connaissait Frédéric, il y avait beau jour que Frédéric connaissait Grumbkow. Ayant constaté que son père lui témoignait de nouveau beaucoup de mauvais vouloir, il n’hésita pas à s’en prendre aux indiscrétions, aux médisances, aux insinuations malignes de son correspondant, qui le desservait secrètement auprès du Roi, et lorsqu’il apprit, le 18 mars 1739, que Grumbkow n’était plus de ce monde, il se sentit le cœur plus léger. Il écrivait le 11 avril à sa sœur la margrave de Bayreuth : « Aujourd’hui auront lieu les obsèques du maréchal, dont la mémoire est un objet d’universelle exécration. Sa mort est pour moi le plus heureux des événemens, et, après une longue bourrasque, nous respirerons à l’aise. »

Il composa, à la demande de Wilhelmine, l’épitaphe de son faux ami, en tâchant, disait-il, « d’y mettre le moins de fiel qu’il lui était possible, afin qu’on retrouvât, jusque dans ses poésies, cette modération qui doit assaisonner toutes nos actions raisonnables. » Trois mois plus tard, il mandait à la Margrave que, depuis la mort de ce fourbe, tout était changé à Berlin, qu’on y avait recouvré la paix publique et la paix domestique, qu’il était en bons termes avec son père. On s’étonne que, plusieurs années durant, il ait fait d’imprudentes confidences à un homme sur lequel il ne se faisait aucune illusion. Il avait la tête chaude, l’humeur bouillante, et il lui arrivera plus d’une fois de commettre des imprudences ; mais il saura toujours les réparer.


G. VALBERT.