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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/360

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position bien difficile. Nous ne pouvons nous dissimuler que nous jouons bien gros jeu. Nos généraux ne sont pas aussi forts que celui qui commandait l’armée française en 1796. Cependant je ne crois pas qu’ils aient à combattre des généraux supérieurs. Nos soldats valent mieux que les Autrichiens, mais l’argent, mais l’Empereur, mais les Italiens ! Vos Anglais ont une médiocre attitude. Lord Palmerston, qui voulait mettre le feu aux poudres, il y a quelques années, a bien changé de langage. On fait ici sous-main de grands préparatifs. Si on avait au moins l’ardeur qu’on avait au moment de la guerre d’Orient ! mais l’abattement des finances et la couardise des bourgeois sont effrayans. »

Les ministres anglais, eux, triomphaient : ils allaient pouvoir mettre le gouvernement français en demeure de témoigner de la sincérité de ses sentimens pacifiques en le forçant d’abattre les cartes. En cas de guerre, la médiation armée de l’Angleterre et de la Prusse était acceptée d’avance par l’Autriche. Déjà lord Malmesbury avait rédigé la dépêche que lord Cowley, dès son retour à Paris, devait communiquer au comte Walewski, lorsque le duc de Malakoff vint au Foreign Office informer le ministre que la Russie demandait la réunion d’un congrès. C’était un coup droit porté à l’Angleterre, l’unique moyen de lui enlever tout prétexte à se ranger du côté de l’Autriche et à s’unir à la Prusse. Par cette manœuvre stratégique d’une incontestable habileté, Napoléon III transformait la question italienne en question européenne ; il devenait maître de l’échiquier diplomatique, et pouvait à son gré, ayant la Russie dans son jeu, faire réussir ou avorter les négociations. Il pouvait surtout, en soulevant à chaque instant des incidens nouveaux, tenir l’opinion en haleine et les cabinets en suspens, hâter ses armemens jusqu’au jour où, ses préparatifs étant achevés, il lui plairait d’exaspérer son adversaire et de le pousser à des résolutions extrêmes. Il est regrettable que l’Empereur, pour une cause décevante, ait déployé tant d’adresse et de persévérance, tant de profondeur dans ses calculs et de sang-froid dans l’exécution. Avançant et reculant, affirmant et démentant tour à tour, il a donné le change à tous les cabinets, à ses ministres, plus d’une fois à M. de Cavour lui-même ; il a réalisé ses desseins, malgré le mauvais vouloir de l’Europe, et les résistances du sentiment public. Au point de vue de l’art, toute cette funeste campagne diplomatique est digne des grands maîtres italiens du XVIe siècle.