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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/382

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II

25 Octobre.

Je reviens de l’intérieur. Mon voyage a-t-il duré huit mois ou huit jours ? De Colombo, ville récente et vivante, j’ai voulu fuir aux vieilles cités mortes, cénotaphes de peuples évanouis que recouvre la paix des jungles. Mes impressions sont fortes et pourtant confuses. J’ai plongé sous des eaux étranges et mon âme en garde un reflet trouble où scintillent quelques points lumineux, une perle mystérieuse, une ombelle charmante, l’étoile d’une anémone. Des visions exactes et brèves étincellent dans ma mémoire appesantie, comme de petits astres dans une nuit d’orage.

De Colombo à Kandy, c’est une succession de rizières enserrées par des forêts, de champs mal défrichés au bord desquels se masse l’avant-garde des jungles, une houle de cimes vertes et noires qui prolonge jusqu’à l’horizon ses lames immobiles. La lumière tombe sur nous d’un ciel épais, comme une menace de mort d’un visage fermé. Sous sa réverbération, le paysage ne paraît éclairé que par de la chaleur. Des Cynghalais, le torse nu, vêtus d’un pagne blanc, cheminent dans les hautes herbes. Un Hindou en turban rouge dirige à la perche un mince radeau sur le lourd miroir d’un marécage. Çà et là, au milieu de la plaine grasse, devant le seuil d’informes chaumières, des hommes cassent du bois, des femmes ramassent des feuilles sèches ; et des buffles, plongés jusqu’aux naseaux dans des étangs vaseux où fleurissent des lotus, gorgent d’humidité sombre leur puissante animalité près de ces fleurs mystiques.

Puis le soleil éclate ; les marais se diamantent, et, sous les vagues d’émeraude des fougères arborescentes, l’or frisé des bambous, le vert chatoyant des aréquiers et le vert tendre des cocotiers, l’ombre même se colore. Sur le quai des gares, la foule est taciturne. Les hommes ont le geste sobre, les traits calmes. La grâce de l’individu se fond dans la simplicité hiératique du type. Les femmes, pesantes, écrasées, évidemment inférieures au mâle, ont souvent la bouche déformée par des dents saillantes. Les vieillards sont très doux ; le soleil miroite dans la pâleur de leurs yeux à demi consumés, et l’approche de la mort plisse leurs lèvres d’un éternel sourire. Des coqs et des pintades picorent au milieu d’eux ; les marchands de feuilles de bétel, de