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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/383

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bananes, de noix de coco, circulent sans hâte, sans cri, les regards loin de leurs paniers. Nous avons quitté la plaine, et le train s’engage sur une rampe étroite entre des rochers qui suintent et se tapissent de fleurs. Autour de nous, les plantations de thé parfument l’air déjà plus frais. Mais ce qui m’est resté dans la mémoire, ce qui m’enchante encore lorsque j’en évoque le souvenir, ce ne sont point les ravins et les flancs des collines où la nature s’enivre de sa fécondité, où la folie des lianes et des plantes parasites donne aux arbres des attitudes de bêtes éperdues, bondissantes ou pâmées ; ni les rizières en gradins arrondis ; ni l’aurore des sentiers grimpans ; ni les grandes herbes lumineuses qui fouettaient nos fronts penchés à la portière ; non : j’ai vu, au centre même d’un fouillis de splendeurs, près d’un cocotier qui, ployé jusqu’à terre, battait le sol de ses larges palmes, dans un site absolument sauvage, une petite hutte plus misérable qu’un nid tombé de l’arbre ; et de sa porte entrouverte sortait un bras de femme nu jusqu’à l’épaule, un beau bras sombre et cerclé d’or.

Kandy : une avenue montante, un lac, une pagode sacrée, des îlots de bambous, des allées d’essences merveilleuses, des collines où la lumière pousse en gerbes fauves, s’éparpille en vertes chevelures, se condense en fûts rouilles, se déploie en éventails, s’aiguise en fers de lance, retombe en pluie, s’épanouit en fleurs. C’est un sous-bois éblouissant et parfumé. La sève qui jaillit de la terre est plus brûlante que le vin au sortir du pressoir et communique aux massifs, aux halliers, aux labyrinthes je ne sais quelle divine ébriété. Les racines des arbres saillissent du sol, serpentent à travers les sentiers, se chevauchent, roulent comme des laves. Les cocotiers escaladent les hauteurs, dévalent dans les plaines ; les jaquiers succombent sous leur opulente parure ; les petites feuilles des canneliers papillotent ; d’autres feuilles, dont j’ignore les noms, se teintent de rose, de pourpre, de blanc de créruse ou de bleu sombre ; des fleurs grasses hérissent leurs dards, et les palmiers, plus souples et plus drus que les épis en messidor, déroulent dans l’air l’immensité de leurs palmes ; des troncs éclatent au ras du sol, dont les éclats tordus se couvrent de feuillage ; toute la nature déborde d’un silencieux délire et les collines qui ferment l’horizon s’exhalent en vapeurs capiteuses. Et c’est là, au seuil même d’un sentier dont les hautes herbes s’étoilaient de fleurs inquiétantes, que j’ai contemplé le spectacle d’une vie végétative telle que j’en garde un tragique souvenir.