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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/386

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laver les mains à une fontaine en cuivre et s’approcha du dieu pour déposer son offrande. Mais, au lieu de lui présenter le plateau, le bonze, mal inspiré, lui tendit une poignée de pétales. Le caissier de la banque anglaise, chef de la pagode et possesseur d’éléphans, saisit les jasmins, les jeta sur les dalles et, reculant de quelques pas, la tête renversée, les yeux ardens, invectiva le prêtre. Celui-ci reçut le choc sans broncher. Pas un muscle de son visage ne tressaillit ; ses lèvres n’eurent pas un frémissement ; ses impassibles yeux continuèrent de fixer un point vague. Seulement, quand il crut l’orage passé, il avança le plateau. Sa tardive déférence acheva d’exaspérer le noble Cynghalais, qui haussa les épaules et tourna le dos. Cette petite scène devant l’autel de Çakia-Mouni me fit rentrer dans la vie réelle, d’où m’avait tiré l’étrangeté de ces lucernaires bouddhistes.

La rue principale de Kandy, qui se prolonge en route jusqu’au jardin botanique de Peradenya, accuse plus de misère que le plus misérable de nos bourgs. Mais le soleil des tropiques transfigure le dénuement comme il magnifie les haillons. Les maisons et les taudis n’ont qu’une ou deux pièces, meublées parfois d’une table sordide et d’un lit de repos à demi défoncé : la table resplendit et le lit sert de piédestal au sommeil d’un beau corps de bronze. Des écrans écarlates flambent devant les portes des masures. Les enfans nus qui se baignent dans leur baquet se versent sur la tête des pots de fer pleins d’eau. Les petites filles, luisantes et douces, la tête ébouriffée, les reins entourés d’une chaînette où tremble une feuille d’argent, mordent des fruits avec leurs dents de sauvagesses apprivoisées. Leurs mères, lourdes, tassées, se traînent comme des pauvresses sous les parures qui les cerclent de la cheville à la gorge et distendent le lobe de leurs oreilles tombantes. Partout s’élèvent des écoles et des églises étrangères. Les catholiques ont leur cathédrale ; toutes les sectes protestantes ont édifié leur chapelle, et je ne suis pas moins surpris de voir, au milieu de ces décors luxurians, un temple méthodiste, que je ne l’ai été de lire près de la gare les gigantesques réclames du Dewar’s whisky. La mosquée, plus imposante, érige sur une haute terrasse sa blanche façade découpée et surmontée de croissans, où se pose un vol de pigeons noirs.

Du côté des collines, par-delà le marché aux étoffes, aux fruits, aux viandes et aux poissons, nous avons frappé à la porte d’une petite forteresse carrée dont les murailles sont couronnées d’une