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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/407

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travailleurs s’est bien amélioré ; sans doute ils sont mieux logés, mieux meublés, mieux vêtus, mieux nourris que ceux d’autrefois ; mais ils ont perdu le secret d’équilibrer leur budget ; leurs dépenses de luxe sont hors de proportion avec l’augmentation de leurs salaires. Vainement l’industrie a-t-elle distribué « cent fois plus de salaires » : à quoi bon, si les besoins ont augmenté dans une proportion plus grande ? Par surcroît, viennent les années mauvaises avec les gelées printanières, les étés tour à tour torrides ou pluvieux, le cultivateur ne se résoudra point à réduire le montant de ses dépenses ; il fréquentera avec une assiduité égale les cabarets ; il achètera dans la même proportion vin, café, sucre, alcool et toutes choses dont la consommation a augmenté dans des proportions énormes. « La consommation de la viande a plus que doublé depuis le commencement du siècle, celle du vin a doublé, celle du café a triplé, celle du sucre décuplé, celle de la bière a augmenté de 70 pour 100. Or, comme un riche ne consomme pas plus de viande, de café, de sucre, en 1884 qu’en 1800, ce sont donc les classes laborieuses qui ont augmenté leur somme de jouissance[1]. »

En majorité considérable, les artisans des villes, les ouvriers des campagnes ignorent les principes d’ordre et d’épargne, préventifs des misères qu’amènent fatalement dans les ménages imprévoyans les chômages et les maladies probables, l’inévitable vieillesse. Combien elle serait longue, la liste de ceux qui, dans les centres industriels florissans, dépensent sans compter en deux ou trois jours le salaire de toute une semaine ! Combien végètent dans des villes, déchus de leur ancienne aisance, auxquels leurs gains de dix années auraient constitué une fortune et qui, n’ayant rien épargné, vivent aujourd’hui dans la gêne, quand ils ne vont pas grossir les rangs des déclassés ou des vagabonds. Mais quoi ! il leur fallait le luxe avant le nécessaire, quant à l’avenir, qui vivrait verrait !…

Les causes de cette plaie sociale, si vivace, des miséreux errans par les chemins sont donc multiples, et, en somme, un vent de paresse, d’orgueil, de démoralisation exerce ses ravages.

Elle mérite toute la sollicitude du législateur, cette question du vagabondage, et rien n’est plus inquiétant que cette existence d’une armée d’hommes, pour la plupart valides, presque tous

  1. Alfred Rambaud, ouvrage cité, p. 708.