Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/674

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

romantiques, il n’en va plus de même. Quel que soit le sujet qu’ils traitent, c’est l’impression qu’il produit sur eux qui les guide ; c’est cette impression — uniquement — qu’ils veulent rendre ; ils la suivent partout où elle les mène : c’est un chant intérieur qui se déroule devant nous, et dont l’unité secrète, — car il y en a une, — a sa source non pas dans une idée, mais dans un sentiment, presque dans une sensation, non pas dans l’ « objet » pensé, mais dans le « sujet » sentant, dans la « monade » spirituelle qui l’a improvisé, un chant dont l’ampleur et les variations ont pour unique mesure la puissance du souffle qui les soutient. Les pseudo-classiques de 1802 avaient beau jeu à critiquer le Génie du Christianisme, à montrer que la disposition en était défectueuse, contraire à toutes les règles de l’art, bref qu’on ne saurait trouver de livre plus mal « composé ; » et il est assez amusant de voir, dans sa Défense, Chateaubriand répondre à ce reproche, et démontrer à son tour, en s’abritant derrière l’autorité de La Harpe et de Montesquieu, que toutes les règles de la « rhétorique » classique avaient été suivies dans son ouvrage. Il ne se trompait guère qu’en un point : c’est qu’assurément si Pascal avait pu achever son Apologie, il l’aurait conçue sur un plan tout différent du Génie. Vingt ans plus tard, Lamartine aurait pu démontrer avec tout autant de raison que le Désespoir ne le cédait en rien, pour la rigueur de la composition logique, au sermon de Bourdaloue Sur la Pensée de la mort. La vérité est qu’on ne se connaît jamais bien soi-même ; mais, si la critique gardait encore des doutes sur la réalité et la légitimité des innovations de Chateaubriand, la publication des Mémoires d’Outre-Tombe devait les dissiper pour jamais. Rien de moins bien « composé, » au sens classique du mot, que les Mémoires ; rien de mieux ordonné au sens poétique. Le poète évoque devant lui telle portion de sa vie qui lui plaît ; il s’appesantit sur telle période de son existence, sur telle série d’événemens, non en raison de leur importance objective et réelle, mais uniquement parce que sa fantaisie le veut ainsi ; point de liaisons, point de « transitions » à proprement parler ; mais de brusques interruptions, des retours soudains, des recommencemens perpétuels, sorte de remous d’une âme en proie, dans le même instant, à mille mouvemens divers, ou encore, comme dans le fragment qu’on a lu tout à l’heure, vagues inégales et sonores qui viennent harmonieusement expirer sur un coin du même rivage. « Les divers sentimens de mes âges divers, ma jeunesse