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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/673

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l’ouvrage cet accent, cette couleur poétique qui, aussi bien, s’insinuent partout et prêtent je ne sais quel charme indéfinissable aux détails les plus familiers auxquels s’arrête l’imagination amusée du conteur. Chateaubriand est tellement poète que ce que nous sommes convenus d’appeler la réalité n’existe pas pour lui : il ne s’y arrête, il ne s’y complaît que si elle lui paraît transfigurée en poésie ; le rêve est pour lui le prolongement naturel, nécessaire du réel. Ce trait essentiel de son organisation, visible assurément et reconnaissable dans tous ses ouvrages, apparaît surtout dans les Mémoires. Au moindre choc, son imagination est mise en branle et lui construit des palais enchantés. Un jour, à Altorf, dans une chambre d’auberge, un orage éclate ; et le voilà rêvant : « Il me semble que je vois sortir des flancs du Saint-Gothard ma Sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ?… » Une autre fois, il voyage sur la route de Carlsbad à Ellbogen ; il songe à Vauvenargues ; et : « Du fond de ma calèche, je regardais se lever les étoiles. N’ayez pas peur, Cynthie, ce n’est que la susurration des roseaux inclinés par notre passage dans leur forêt mobile… » Qui n’a pas lu ce dernier morceau ne sait pas jusqu’à quelle hauteur Chateaubriand poète peut s’élever ; et quand on l’a lu, on se répète involontairement le mot de Sainte-Beuve : « En prose, il n’y a rien au-delà. » Et tel était aussi sans doute l’avis de tous les romantiques qui, à l’exemple du maître, ont écrit en poètes leurs Confessions, leurs Confidences ou leurs Mémoires, moins peut-être par orgueil ou par égotisme que pour tirer de leur vie un dernier poème.

« En moi, a dit orgueilleusement, mais assez justement Chateaubriand, commençait, avec l’école dite romantique, une révolution dans la littérature française » ; et, de fait, il n’est pas jusqu’à l’art et aux procédés de la composition littéraire qu’il n’ait, au moins en partie, renouvelés : à la composition logique des classiques, encore respectée dans une certaine mesure par Rousseau et par Bernardin, il est venu substituer la composition essentiellement poétique des modernes. Un Bossuet, un Racine, par exemple, essaient de reproduire dans la disposition de leur œuvre la structure même de l’objet qu’ils étudient ; leur « soumission » à cet objet est entière, absolue, et c’est l’idée qu’ils s’en font qui détermine l’ordonnance intérieure de l’œuvre, les rapports et la succession des parties, toute l’architecture en un mot. Avec Rousseau déjà, mais surtout avec Chateaubriand et tous les