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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/896

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beau jour à Louis Bonaparte, qui arrivait d’Egypte, porteur de dépêches du général en chef pour le Directoire. Cette rencontre décida de sa destinée. Meneval, qui devait être le secrétaire du plus grand conquérant des temps modernes et qui devait voir, de plus ou moins près, tant de batailles et de tueries, ne se sentait aucune vocation pour « les travaux de Mars, » comme on disait au cercle de Palissot. Il était d’ailleurs, dans sa première jeunesse, d’une santé très délicate. Atteint par la conscription de l’an VII, il fit pour obtenir une dispense mille démarches qui n’aboutirent qu’à retarder son ordre d’appel. Il fallut pourtant partir. Louis Bonaparte venait d’être nommé, fort opportunément pour Meneval, colonel du 5e dragons. Grâce à lui, le jeune homme fut incorporé dans ce régiment. Meneval ne fit qu’un semblant de service, et au bout de six mois, je ne sais sous quel prétexte, il obtint sa libération. Louis le présenta à Joseph Bonaparte, qui le prit pour secrétaire et l’emmena au Congrès de Lunéville. La paix signée (février 1801), Meneval revint avec Joseph au château de Morfontaine. Il y passa l’été dans une suite de décamérons.

Réceptions et fêtes se succédaient sans relâche. Le château était peuplé d’hôtes nombreux et aimables : les trois sœurs du Premier Consul, Mesdames Bacciochi, Leclerc et Murat, Mme de Staël, Mme de Boufflers, Lucien Bonaparte, le comte de Cobenzl, plénipotentiaire autrichien au Congrès de Lunéville, Miot, Rœderer, Regnaud, Fontanes, Arnault, Palissot, invité à la prière de Meneval, Andrieux, Mathieu de Montmorency, Jancourt, l’abbé Casti, le poète italien qu’avait amené Cobenzl et que Pauline et Caroline s’amusaient follement à tourmenter, lui enlevant sa perruque ou brouillant l’échiquier quand il méditait un coup décisif. Souvent Lucien, qui habitait Plessis-Chamant, arrivait en voisin. Bonaparte vint une fois de la Malmaison. Les après-midi se passaient en parties de pêche, en promenades, en chasses à tir, en laisser-courre ; le soir, c’étaient des lectures à haute voix, des concerts improvisés, des comédies de paravent, des charades en action où Cobenzl, le grand metteur en scène, le boute-en-train du château, et les sœurs du Premier Consul tenaient les premiers rôles. Heureuses années du Consulat, sitôt glacées par l’étiquette impériale, sitôt assombries par le drame de Vincennes, sitôt oubliées dans le fracas des conquêtes, sitôt effacées dans le cœur débordant d’ambitions, de jalousies et de ressentiment de Caroline et des frères de l’Empereur !