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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/136

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but digne du sacrifice individuel. Quand l’art se présente séparé de la morale, quand il est un agent non d’harmonie, mais de dissolution sociale, c’est un signe qu’il est importé du dehors, soit de l’étranger, comme à Rome sous les Scipions, comme à Tyr, à Sidon, et dans toutes les villes phéniciennes, comme, à vrai dire, dans la plupart des peuples, qui se laissent ensemencer passivement par les produits d’un art extérieur, sans les faire germer en un art nouveau ; soit d’une civilisation morte qui revit comme en Franco à la Renaissance. L’art alors est immoral et dissolvant, parce qu’il apporte avec lui-même son but, l’aspiration spéciale, collective et patriotique dans le lieu de sa naissance, à laquelle il répond sciemment ou à son insu, et qui, dans son nouveau milieu, devenue une anomalie individuelle, se trouve en conflit avec le pôle habituel et traditionnel des cœurs qu’elle désoriente. Quel était le but de la vie pour les humanistes des xve et xvie siècle, restés chrétiens sous leur paganisme d’emprunt ? Ils n’en savaient rien au juste[1] ; aujourd’hui ils ne songeaient qu’à mériter le ciel, demain qu’à obtenir la gloire poétique et, tour à tour, l’entrée au Paradis ou la montée triomphale au Capitole s’offrait à leur âme comme le faîte du bonheur. Dans ce conflit de pôles, qu’arrive-t-il d’ordinaire ? L’art, désorienté lui-même comme la conduite, se borne à plaire, et la recherche du plaisir devient son seul objet ; mais encore ici, sa vertu pacifiante se fait jour, et, jusque dans le perturbateur d’un ordre établi, on pressent l’organisateur d’un ordre futur, plus large et plus puissant. Ce plaisir, en effet, dont il avive et généralise le désir, c’est le plaisir d’aimer et de sympathiser, d’élargir sans cesse le cercle de sa sympathie ou de son amour ; c’est le plaisir, éminemment social, qui se double en se partageant, audition d’une pièce ou d’une musique applaudie, lecture d’un poète illustre ; le plaisir du goût fondé sur un jugement du goût qui se fortifie en chacun à mesure qu’il est répété par tous. — Il est clair qu’il y a désaccord logique dans l’état social quand la morale se méfie de l’art, ou quand celui-ci tient celle-là à distance. Le désaccord vient quelquefois de ce que l’un

  1. Aussi étaient-ils d’une dépravation et d’une irréligion (chose grave à cette époque) qui leur ont valu le profond mépris où ils sont tombés au xvie siècle après leur splendeur précédente. « Les anciens, dit Burckardt, faisaient tort à leur moralité, sans leur communiquer la leur ; même en matière religieuse, l’antiquité agissait sur eux surtout par son côté sceptique et négatif, puisqu’il ne pouvait sérieusement être question d’adopter le polythéisme d’autrefois. » On voit, par cet exemple, observation d’une importance capitale en histoire, que le conflit historique des idées, cause de la désorientation des cœurs, consiste non dans la lutte de deux doctrines, de deux affirmations, mais dans celle d’une négation nouvelle opposée à une affirmation ancienne.