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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/142

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celle de l’industrie et de l’art. Un objet fabriqué qui satisfait le simple désir de supprimer une douleur ou un malaise, est chose industrielle ; dès qu’il procure un plaisir il devient luxe, ce qui est une espèce d’art. Une maison sans le moindre luxe se borne à nous défendre contre le froid ou la pluie ; luxueuse, elle nous donne des plaisirs de confort ou de vanité. Pareillement, un gouvernement pur et simple, qui se contenterait de nous protéger contre les voleurs et les assassins, ou les ennemis extérieurs, ne serait qu’une industrie comme une autre. Mais, s’il se mêle de nous procurer la gloire, la fierté nationale, des jeux et des fêtes, il devient un luxe artistique, et non des moins coûteux. Mais cette explication est incomplète, et, pour la rendre satisfaisante, il ne suffirait pas d’ajouter que le plaisir dont le besoin est esthétique est sympathique et non égoïste, social et non individuel. Exprimons avec plus de plénitude notre pensée en disant que, si le progrès industriel ou gouvernemental contribue à diminuer nos insécurités, nos craintes, et délie ainsi les chaînes de notre désir, l’art seul lui prête des ailes, et accroît sans cesse le trésor de nos sécurités, de nos espoirs. Une dévotion chrétienne qui tendrait simplement à faire éviter l’enfer serait un travail industriel en quelque sorte ; mais la ferveur mystique, quand elle vise au ciel, à l’ineffable vue de Dieu, a quelque chose d’esthétique. Ce n’est point l’art qui est libérateur à proprement parler ; il est mieux, il est ravisseur. Il flatte et nourrit, il échauffe ou enflamme à chaque époque et en chaque peuple son illusion propre : ciel posthume, gloire, plaisir. Seul il donne forme et corps à cette chimère dont un peuple vit, à l’objet vague et confus de son enthousiasme. Seul, il précise le bonheur posthume, les idoles populaires, les dieux, les demi-dieux, les légendes divines ou royales. Seul il pare et embellit l’objet de l’amour, et l’on dirait qu’il l’éternisé. Sans lui, l’Égyptien se serait-il fait une idée quelque peu nette de son Elysée étrange, et de ses divinités ? Sans lui, le chrétien aurait-il pu rêver de son paradis, de ses élus et de ses anges ? l’Hellène, de son Olympe, et même de sa cité ? La cité, n’est-ce pas lui qui la frappe à son sceau, qui l’imprime à jamais dans l’âme du citoyen ? Imaginez Athènes sans le Parthénon ; imaginez la Grèce sans Homère !

Spencer, quelque part, rattache l’art à l’amour, et l’amour à la monogamie. Mais d’abord on ne voit pas que les peuples polygames, les Arabes par exemple, ces premiers modèles de la galanterie chevaleresque, soient moins enthousiastes de la beauté féminine que leurs voisins monoganes. Puis, l’art a bien plus aidé à grandir, exalter et ennoblir l’amour que l’amour n’a servi au développement de l’art. La gloire des grands et des dieux, chose sociale, bien plus