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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/141

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g. tarde. — l’art et la logique

moment de l’histoire, déterminée par celle de certaines inventions religieuses ou autres qui dominent alors, et qui auraient toujours pu, ou ne pas apparaître chez un peuple, ou y apparaître soit plus tôt, soit plus tard et y succomber peut-être dans leur lutte avec des innovations préférables. Par exemple, les idées religieuses des anciens Égyptiens étonnent, par leur grossièreté fétichiste, chez un peuple déjà si avancé en civilisation. Rien n’empêche d’admettre qu’il aurait pu et même dû s’être fait déjà, sous ses premiers rois, une idée moins sauvage des conditions de la vie posthume. Or, dans cette hypothèse, l’art n’étant plus astreint à la reproduction exacte de ses modèles et ne s’attaquant pas de préférence aux matières les plus dures, les plus rebelles au ciseau, aurait absolument changé de caractère. De même, il est permis de croire que, si l’esprit inventif de ce peuple se fût donné la peine de développer lui-même les germes d’écriture phonétique déjà contenus dans ses hiéroglyphes, il n’aurait pas manqué de se faire, longtemps avant les Phéniciens, un alphabet complet. Supposez cela, et vous verrez que, l’écriture hiéroglyphique tombant dès lors en désuétude, l’art échappé à son influence va perdre cette raideur idéale qui le distingue[1].

Mais cette remarque, qui s’applique d’ailleurs aussi bien à la détermination sociale des besoins de tout genre, industriels ou esthétiques, n’importe, ne nous dit pas ce que ces derniers ont d’essentiel et de spécial. Demandons-nous donc pourquoi les besoins de s’abriter purement et simplement, de se vêtir, de s’alimenter, rendent les produits qui leur donnent satisfaction indignes de porter le nom d’œuvres d’art. On peut dire, d’abord, avec une certaine vérité, que la distinction de la douleur et du plaisir sert de base à

  1. Tous ces jeunes peintres qui peuplent nos musées ou s’extasient dans nos champs devant la nature, et qui ont un sentiment si vif de leur vocation soi-disant innée pour leur art, seraient bien surpris si on leur apprenait que, sans le génie de Giotto, humble source originale de la peinture moderne, et sans la folle entreprise de Charles VIII, qui a mis la France en goût d’imiter les peintres italiens, jamais peut-être ils n’auraient eu l’idée de brosser des toiles et de fondre des couleurs. — Ils répondront que, si Giotto n’avait pas apparu, quelque autre grand initiateur aurait joué un rôle analogue au sien, et que, à défaut de Charles VIII, on aurait eu le commerce avec l’Italie, qui aurait suffi à la longue à nous mettre en rapports avec les artistes de ce pays. Mais l’équivalent de Giotto aurait pu se faire attendre un siècle, et probablement il eût été différent ; et les relations commerciales auraient mis des siècles à produire le rayonnement imitatif de l’art italien en France, que l’expédition du royal aventurier a provoqué en quelques années. D’où il résulte que peut-être nos jeunes artistes ne seraient pas touchés encore, dans cette hypothèse, par le flot retardé de la contagion imitative dont il s’agit. Il est vrai que la peinture française serait née presque inévitablement du développement de la miniature des manuscrits, ce qu’elle a fait d’ailleurs en partie ; mais son évolution eût été différente.