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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/144

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généraliser l’amour des choses inappropriables, et, par suite, à réconcilier les désirs irréconciliables.

L’art, c’est le culte et le déploiement du beau social. Or, qu’est-ce que le beau ? Nous appelons belle une formule simple et féconde, la loi de l’attraction newtonienne ou de l’équivalence des forces, une découverte grosse de conséquences, de vérités pressenties indéfiniment accumulables, ou une invention susceptible d’applications, d’utilités prolongées et sans limite aperçue[1]. Nous appelons belle une forme géométrique régulière, l’ellipse, la sphère, la ligne droite même, soit parce que la connaissance d’un seul de ces éléments nous procure implicitement celle de tous les autres, soit parce qu’elle est le chemin et donne l’idée d’une force non entravée, sûre d’elle-même et de son développement. Nous appelons belle une forme féminine qui réveille en nous soudain la foi endormie en la possibilité d’une félicité immense, c’est-à-dire d’une confiance sans borne en nous-même, en notre puissance et notre avenir. N’y a-t-il pas dans la vue d’une femme aimée, en même temps qu’un trouble profond, la perspective illimitée d’une sécurité profonde, incomparable, d’une plénitude de foi intérieure, d’un apaisement complet de toutes nos avidités, que sa possession nous promet ? Nous appelons belle la gloire qui nous assure le prolongement de notre vie multipliée, qui fait qu’avec l’attestation intérieure de notre existence étroite, individuelle, la certitude de notre action au dehors, large et grandissante, nous est donnée. Nous appelons belle, à un moindre degré la santé, qui, à un moindre degré, nous atteste le progrès ou la durée de notre pouvoir. Nous saluons belle la patrie, quand elle est grande et forte, et procure au citoyen l’assurance orgueilleuse, la foi du Romain dans sa ville éternelle. — En un mot, tout ce qui ouvre à notre besoin de confiance et de foi, une clairière inattendue, tout ce qui concourt puissamment à notre recherche du maximum de croyance, nous le qualifions beau. La beauté, c’est la vérité rassurante, fortifiante. La beauté, pour être plus précis, c’est le pressentiment de la vérité ou de l’utilité future, indéfinie, pleine et totale ; et, en outre, de la vérité ou de l’utilité collective, s’il s’agit de la beauté de l’art.

  1. Le plus haut degré de l’utilité d’une chose, c’est d’être utile à provoquer de nouvelles utilités différentes ; le plus haut degré de la vérité d’une idée, c’est d’être la source de nouvelles vérités. Aussi, le plus souvent, appelons-nous simplement utile, une invention que nous jugeons susceptible de se répandre par imitation d’une façon durable, et vraie une idée que nous nous bornons à juger susceptible de se propager longtemps dans les esprits ; tandis que nous réservons l’épithète belle pour une idée que nous jugeons propre à en faire découvrir d’autres, et pour une invention que nous jugeons féconde en inventions ultérieures.