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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/145

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g. tarde. — l’art et la logique

IV

On a cependant fait observer, non sans finesse, que la beauté recherchée dans l’art était une utilité passée ; on aurait aussi bien pu ajouter, une vérité, une croyance passée. Y a-t-il lieu de sacrifier entièrement cette définition à la précédente ? Non, car les deux se complètent. Le beau est le fantôme de l’utile, aussi bien que son apparition anticipée ; il en est l’alpha et l’ôméga. Non seulement, en effet, l’art a un but social, mais il emploie, pour l’atteindre, des moyens sociaux, des procédés qui s’imposent à la fantaisie de l’artiste le plus libre, des types ou des genres consacrés, fils de la tradition ou de la mode, de l’imitation sous ses deux formes[1].

La beauté de l’ogive ou de la voûte à arêtes, pour le premier qui a conçu ou qui a salué ces ingénieuses solutions données à des problèmes depuis longtemps posés à l’architecte religieux, a consisté dans la perspective entrevue de leur immense emploi ultérieur[2]. Mais il est venu un moment plus tard, où, même inutiles, par exemple dans la construction des châteaux forts, elles ont été jugées belles par habitude, en vertu d’un jugement traditionnel du goût, dont le dispositif a survécu à ses considérants tombés en oubli[3]. Pourtant ce jugement n’a point changé de nature alors, et, comme au début, il exprimait ou supposait toujours une confiance, trompeuse, il est vrai, dans l’utilité actuelle ou future de ces dispositions architecturales. Quand le public s’est aperçu ou a cru s’apercevoir de son erreur, son arrêt est tombé de lui-même, et la beauté ogivale

  1. La peinture d’ornement en Égypte confirme, dit Perrot, les vues de Semper sur l’origine du décor. « Cet écrivain a montré le premier que le vannier, le tisserand et le potier, en travaillant les matières premières sur lesquelles s’exerçait leur industrie, ont produit par le seul jeu des procédés techniques, des combinaisons de lignes et de couleurs, des dessins dont l’ornemaniste s’est emparé dès qu’il a eu à décorer les murs, les corniches et les plafonds des édifices. » C’est ainsi qu’à ses débuts la colonne a imité le pilier de bois, et la maçonnerie la construction en bois ; ou plutôt c’est l’exemple de ses devanciers que le nouvel artiste a imité nécessairement, par un besoin d’analogie tout logique au fond.
  2. L’idée de la voûte à arêtes a consisté à imaginer la combinaison de deux voûtes en berceau (demi-cylindres) perpendiculaires l’une à l’autre et s’entre-pénétrant. L’avantage inappréciable, c’est que la poussée de la voûte est dirigée ainsi, localisée sur certains points qu’il est facile de rendre résistants, tandis que la poussée de la voûte en berceau s’exerce sur toute l’étendue des murs.
  3. Jamais peut-être le despotisme de l’opinion ambiante n’agit plus souverainement sur l’individu que pour la formation de ses jugements et par suite de ses plaisirs esthétiques. Toutes nos admirations en cela nous sont soufflées à notre insu, comme toutes nos indignations en matière morale.