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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/153

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g. tarde. — l’art et la logique

rant, dans les limites simplement indiquées par des répugnances ou des prédilections instinctives, peut bien suffire à éveiller l’ingéniosité du sauvage primitif, chasseur ou pêcheur de race, producteur de tout ce qu’il consomme et consommateur de tout ce qu’il produit. Mais, tant que l’individu ne travaille ainsi que pour lui-même, tant que ses besoins naturels, indéterminés en soi, se spécifient indifféremment au gré des circonstances extérieures, l’industrie n’est pas née ni ne peut naître. Elle suppose l’échange, et, par suite, la diffusion plus ou moins générale de certaines formes consacrées que l’usage a fait choisir de préférence entre mille autres que les besoins naturels pourraient revêtir. Il n’y a donc point d’industrie possible si l’imitation, née de certaines découvertes ou inventions, n’a déjà uniformisé de la sorte les besoins naturels, en faisant qu’ici, par exemple, le besoin de manger est devenu le désir de manger du pain ou du porc, ailleurs le désir de manger du riz, du renne ou de la baleine. Et la grande industrie ne devient possible qu’à partir du moment où cette uniformité, grâce à la mode, qui rompt les barrières locales de la tradition en fait de vêtements, d’objets de luxe et même d’objets d’alimentation, s’est étendue à une vaste région. — Il en est de même de l’art, qui suppose toujours un public et un artiste : un public désireux de voir ou d’entendre des œuvres plastiques, musicales ou littéraires, créées suivant les exigences de son goût momentané, que l’admiration imitative des maîtres anciens a modelé et répandu ; et un artiste plus pénétré de ce goût général qu’il ne le croit lui-même, et cherchant à s’y conformer dans une certaine mesure, même avec l’intention affichée de le réformer. Non seulement le grand art exige ces conditions ; mais l’art le plus individualiste ne saurait s’en affranchir. L’impressionniste qui se prétend émancipé de toute influence d’école, ne ferait pas de l’impressionnisme si ce n’était la mode.

Toute la différence à ce point de vue entre l’art et l’industrie est que les désirs de consommation auxquels l’œuvre d’art répond sont bien plus artificiels que les autres, et résultent d’une élaboration sociale bien plus prolongée. Cette différence de degré, dont nous trouverons bientôt la cause dans une différence de nature, est aussi évidente qu’importante. La passion d’entendre des opéras à la Wagner ou de lire des poésies parnassiennes, est évidemment beaucoup moins naturelle, beaucoup plus fabriquée que la manie de fumer des cigarettes ou de porter des chapeaux noirs. La source instinctive, ici, le besoin de se couvrir la tête ou de prendre des excitants, est ce qui importe, et sa dérivation particulière, grâce à la découverte du tabac et à quelques inventions de papetiers ou de