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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/156

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soire. Il s’agit de se voir reproduit idéalement, non à la lettre, mais avec des variations libres et multiples, propres à raviver, à diversifier le plaisir de se posséder soi-même dans ce reflet imaginaire ; reproduit de toutes manières, soit dans la forme humaine par la sculpture, soit dans les spectacles solennels ou familiers de la vie humaine, par la peinture historique ou de genre, soit dans la destinée humaine réelle ou possible par la littérature et la poésie, soit dans les richesses ou les profondeurs du sentiment humain par la musique. Même quand il peint des paysages ou des animaux, l’artiste cherche à évoquer les souvenirs et les émotions de son public, à lui remettre sous les yeux quelque chose de lui-même, et n’espère lui plaire que par la vertu de cette reproduction. Même quand il frappe des monnaies, — l’une des plus vieilles industries artistiques, — non seulement il y grave l’effigie des rois ou les légendes des dieux conçus à l’image de l’homme, mais encore il faut qu’il y distingue deux côtés inégaux, une face et un revers, dualité fondamentale en numismatique. Même quand il élève des temples ou des palais, il reflète l’homme, non seulement par cette symétrie des formes architecturales visiblement inspirée de la symétrie des corps vivants et animés dont l’homme fait partie, mais encore et surtout par le caractère simple, logique, abstrait de ces lignes pures où se mire admirablement ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, la raison.

Se mirer ainsi en soi-même, mais en soi-même multiplié et multiforme, idéalisé et transfiguré ; s’admirer soi-même et s’aimer ; tel est le plaisir que procure l’art, soit à l’artiste, soit à son public. L’œuvre d’art n’est pas un organe artificiel ajouté à l’individu ; elle est, qu’on me passe l’expression, une maîtresse artificielle, imaginaire. Elle ne répond pas à un besoin, mais à un amour. L’art se rattache donc, mais en un autre sens que plusieurs l’ont pensé, à l’instinct de reproduction, comme l’industrie a ses racines dans les fonctions physiologiques de nutrition. Ce n’est pas que l’art s’inspire exclusivement de l’amour, malgré leurs affinités profondes, toujours de mieux en mieux senties, mais il joue socialement le même rôle que lui.

Or, bien que la nutrition, la croissance, puisse être regardée comme une reproduction interne, et la reproduction comme une croissance extérieure de l’individu, malgré l’origine commune de ces deux sortes d’activités, il n’en est pas moins vrai que, développées, elles sont inverses l’une de l’autre. L’une est l’égoïsme même en action, et l’on ne doit pas s’étonner de voir son extension sociale, l’industrie, imposer aux civilisations où elle donne le ton un caractère éminemment utilitaire. L’autre est le germe premier de la