Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
212
revue philosophique

la première, sont exposées et critiquées les expositions de la doctrine d’Heraclite par Lassalle, Schuster, Teichmüller et Pfleidever ; dans la seconde, l’auteur expose ses vues propres.

L’ensemble témoigne d’un esprit judicieux et sans préventions ; M. Patrick reproche justement aux exégètes d’Héraclite d’avoir exagéré la systématisation de leurs expositions, il cherche néanmoins à en conserver ce qui en est acceptable et arrive ainsi à des conclusions sagement pondérées, mais auxquelles fait peut-être trop défaut ce qu’il a voulu éviter. Je m’explique :

Dans l’état où nous sont parvenus les nombreux, mais obscurs fragments d’Héraclite, on ne peut prétendre tout expliquer qu’en s’éclairant à la lumière d’un système préconçu. Sans doute, de la sorte, des erreurs sont inévitables, mais c’est une question de mesure. Ou bien, il faut renoncer à toute explication d’ensemble, se borner à constater ce qui est évident, se résoudre à douter sur le reste.

Or le système de M. Patrick ne me paraît pas assez fortement lié pour conduire à une solution sur les divers points qu’il importe de débattre. Je dirai donc qu’il a présenté des critiques fondées, émis des considérations pleines d’intérêt, mais qu’en fait nous sommes, après son travail, à peu près aussi avancés qu’auparavant.

Pour lui, Héraclite est avant tout un prêcheur ; c’est une action morale qu’il veut exercer ; ses principes éthiques reposent d’ailleurs sur la croyance au flux de toutes choses, contre-balancée par l’affirmation de l’ordre universel, du Logos immanent, qui règle la lutte des contraires et les ramène à l’harmonie. La conséquence pratique de ces croyances est qu’il faut s’attacher à l’universel et restreindre les tendances individuelles. Le but à atteindre n’est pas la satisfaction égoïste et illusoire de nos goûts personnels, c’est la communion intime avec la Raison divine qui nous entoure. Héraclite est donc à la fois misanthrope et optimiste, d’un optimisme raisonné, comme celui de Leibniz, parce qu’il est convaincu que l’univers est bon, rationnel et ordonné, tandis qu’il trouve le désordre, l’aveuglement et la méchanceté dans ce qui est particulier.

M. Patrick estime d’ailleurs que le sage d’Éphèse exprime le véritable génie de la Grèce, auquel les stoïciens essayèrent vainement de faire retour, lorsqu’il sombrait déjà sous la marée montante des races étrangères, tandis qu’il avait été dévié de sa voie par Socrate (naissance de la conscience individuelle) et pour Platon (dualisme transcendantal).

« Socrate, dit-il, fut un professeur du penser clair. Le penser clair est bon en lui-même, mais deux siècles de penser clair, de Descartes à Hegel, ont abouti, chez les modernes, à une faillite. » Donc il faut remonter aux origines et à l’obscur Héraclite.

En tout cas, j’aurais désiré un peu plus de clarté sur l’idée que l’Éphésien se faisait de la destinée des âmes après la mort, comme sur le point de savoir s’il se représentait ou non le Logos universel comme conscient.