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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/256

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Un phénomène analogue se manifeste dans l’évolution des langues. L’emploi particulier que reçoivent certaines formes linguistiques pour exprimer des rapports entre des idées, ne s’explique nullement par la cause, le plus souvent purement phonétique, qui leur a donné naissance. Les langues créent un nombre considérable de formes dont, à l’origine, le sens n’est pas immédiatement fixé, et qui, par la suite, peuvent périr ou vivre, ou bien être affectées à telle ou telle fonction spéciale. C’est ce que l’on nomme, dans l’histoire du langage comme dans celle des espèces, la théorie de l’adaptation.

Les premiers stades de la formation de beaucoup de variétés ou d’organes trouveraient donc leur explication dans la loi que je viens de rappeler ; le second stade serait de nature psychologique ; et en dernier lieu agirait la loi darwinienne.

Je viens de dire psychologique. Je tiens beaucoup à cette idée, et, au risque de faire une digression, je demanderai la permission de la développer en quelques lignes. L’animal se connaît lui-même. Le chien sait qu’il a des crocs ; le chat, qu’il a des griffes ; tous savent quelle est la couleur de leur robe et, partant, comment ils doivent se cacher. De sorte qu’on pourrait retourner maintes propositions fondamentales sur lesquelles repose, par exemple, la théorie du mimétisme. Ne lisons-nous pas tous les jours que les animaux des contrées du Nord sont blancs à cause de la couleur blanche de la neige qui a modifié leur fourrure ? Ne pourrait-on pas avec quelque apparence de raison soutenir que les animaux blancs se sont portés vers le nord parce qu’ils y trouvaient la neige qui leur permettait de se dissimuler ?

Cette idée n’est pas une pure hypothèse sans fondement ; des observations curieuses lui ont donné naissance dans mon esprit. Un jour, m’arrêtant près d’un vieux mur de cimetière fait de pierres de toutes couleurs, je fis lever une espèce de phalène que je n’avais pas vue, tant elle ressemblait à la pierre rongée de lichens et d’algues bariolées sur laquelle elle s’était placée. L’insecte alla se poser sur une autre pierre, celle-ci toute bleue. Mais, le premier effarement passé, il la quitta et, rampant à la surface du mur, finit par retrouver une pierre identique à la première et s’y incrusta.

Un autre jour, je fis lever de la même manière une petite chouette mouchetée qui s’était placée sur une pierre à mouchetures semblables à son plumage au point que je ne l’avais pas vue, bien que je fusse arrêté par l’éclat extraordinaire de deux points brillants qui précisément étaient ses yeux.

Papillon et chouette connaissaient donc leur extérieur, et c’est par leur intelligence qu’ils se protégeaient.