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finit par devenir un immense mépris des hommes : tel Napoléon ; tel Bismarck. C’est par orgueil, d’abord, et ensuite par politique, qu’ils descendent quelquefois jusqu’à la vanité la plus puérile : d’une simplicité outrageuse et d’une négligence cynique, ou d’un luxe de petite maîtresse ou de sauvage, quand leur amour-propre ou leur ambition s’y trouve intéressé. Tous ces traits, qui peuvent paraître un peu forcés, ne regardent, bien entendu, que le type considéré en bloc : je fais mes réserves pour les exceptions, et surtout pour les nuances.

IV. — La lenteur comporte une sensibilité quelquefois délicate, souvent obtuse, en général peu profonde, peu étendue. Comme il leur faut quelque effort et quelque temps pour sortir de soi-même, ils se cantonnent le plus naturellement du monde dans un innocent égoïsme. Ainsi Fontenelle, dont on connaît la maxime : « Il faut en tout temps avoir le cœur froid et l’estomac chaud. » Du reste, s’il « n’était pas très sensible à l’amitié, il serait injuste de lui dénier une vive sensibilité à l’endroit des asperges » ; plutôt délicate que vive, dirions-nous ; c’était un lent de forte complexion, ni gai ni triste, ou plutôt qui l’était tout doucement. Il avait cette manière d’être habituelle aux lents : de l’indifférence pour beaucoup de choses. Chez eux point de désirs passionnés, plutôt des goûts exclusifs ou routiniers, quelquefois même des habitudes tournant à la manie. Ils ne se dépensent guère en effusions de tendresse, ni en explosions de colère. Leur bienveillance est discrète ou molle : ils ne connaissent guère ce mouvement profond des entrailles qu’on appelle pitié. Ils peuvent être rechignes, ours même, jamais contents de ce qui réjouit les autres ; mais ce sont, alors, des tristes de sens rassis. Leurs rancunes durent longtemps, et ils le font à peine voir. Ils ont leur inconstance, d’un genre tout spécial. Ce sont gens qui vous quittent en fort bons termes loin de vous, sans que vous vous en doutiez, ils ont eu le temps de ruminer leurs impressions, et les voilà devenus tout autres à votre égard. C’est de la même manière qu’ils reviennent de leurs préventions et de leurs haines : chez eux, pour connaître leurs sentiments définitifs, il faut attendre que la machine intérieure ait fait un certain nombre de tours : leur montre retarde presque toujours sur la vôtre.

On trouve parmi les gens de cette catégorie pas mal de gens enclins à la brutalité, et leurs rares colères s’expriment le plus souvent par des actes de cette nature ; mais c’est chez eux qu’on trouve le moins de batailleurs et de disputeurs. Ils ont l’avantage de ne se fâcher guère que pour des choses qui en valent la peine, et celui de ne pas se mettre en frais de courage pour rien. Leur sang-froid, qui