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LES GRANDES ÉPOQUES CRÉATRICES

Qu’il en soit le vainqueur ou le vaincu, il est toujours seul. Il s’isole, dès l’enfance, avec une force singulière, partout où il se trouve, dans la rue ou dans les salons. Mme de Breuning, quand elle le voit ainsi perdu dans les lointains, oubliant tout, dit qu’il a son « raptus »[1]. Plus tard, ce sera toanuc un gouüïe où l’esprit disparaît de la vue des hommes » pendant des heures ou des jours. N’essayez pas de le rappeler ! Il y aurait danger. Le somnambule ne vous le pardonnerait pas[2].

La musique développe en ses élus cette puissance de concentration sur une idée, cette forme de yoga, tout européenne, marquée des caractères d’action et de domination de l’Occident : car la musique est une construction en marche, dont toutes les parties doivent être saisies simultanément. Elle exige de l’âme un mouvement vertigineux dans l’immobilité. L’œil lucide, la volonté tendue, un vol plané de l’esprit sur tout le champ du rêve. Chez aucun musicien,

dont je viens de parler, Beethoven avait, selon son propre aveu, décrit « l’état d’esprit d’un mélancolique *. (Voir, au chapitre de ce livre, consacré aux sonates, l’analyse de celle-ci). — On sait que l’adagio du sixième quatuor op. 18 (paru avant 1800) porte le titre : La Malinconia.

1. « Je l’ai toujours, écrit-il à Wegeler en 1800. Sag’ihr (Dis-lui, à la bonne dame) dass ich noch zuweilen einen raptus han. * Et encore, en 1810, à Bettine : « Ai-je dit cela ? Alors, j’ai eu un raptus ! ». 2. Le peintre Kloeber, qui a laissé de lui un beau portrait (1818), et l’a complété dans ses notes, dit : « Je l’ai rencontré bien des fois en promenade. C’était extrêmement intéressant de le voir s’arrêter, comme écoutant, regarder en haut, en bas, et puis écrire. On m’avait prévenu de ne jamais lui adresser la parois, quand je le voyais ainsi : car il se fût montré extrêmement désagréable. »

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