Page:Rousseau - Œuvres complètes (éd. Dupont), tome 2, Discours, 1824.djvu/230

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de voir tant de courage et d’habileté devenus inutiles ; on se reproche ce sentiment, mais il nous saisit malgré nous, et ce n’est que par réflexion qu’on prend part au salut de Venise. Je vous avouerai à cette occasion, contre l’opinion assez généralement établie, que le sujet de Venise sauvée me paraît bien plus propre au théâtre que celui de Manlius Capitolinus, quoique ces deux pièces ne diffèrent guère que par les noms et l’état des personnages : des malheureux qui conspirent pour se rendre libres sont moins odieux que des sénateurs qui cabalent pour se rendre maîtres.

Mais ce qui paraît, monsieur, vous avoir choqué le plus dans nos pièces, c’est le rôle qu’on y fait jouer à l’amour. Cette passion, le grand mobile des actions des hommes, est en effet le ressort presque unique du théâtre français ; et rien ne vous paraît plus contraire à la saine morale que de réveiller par des peintures et des situations séduisantes un sentiment si dangereux. Permettez-moi de vous faire une question avant que de vous répondre. Voudriez-vous bannir l’amour de la société ? Ce serait, je crois, pour elle un grand bien et un grand mal. Mais vous chercheriez en vain à détruire cette passion dans les hommes ; il ne paraît pas d’ailleurs que votre dessein soit de la leur interdire, du moins si on en juge par les descriptions intéressantes que vous en faites, et auxquelles toute l’austérité de votre philosophie n’a pu se refuser. Or, si on ne peut, et si on ne doit peut-être pas étouffer l’amour dans le cœur des