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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/163

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ne les étire point en subtilités sans portée, élèvent en l’allégeant notre âme qui, sous le poids étouffant de la matière, aspire à déployer ses ailes et à revoir un ordre de choses dont elle a fait partie. Ce corps est en effet un fardeau pour l’âme et un supplice ; il la gêne, il l’opprime ; elle est dans les fers si la Philosophie ne lui vient en aide, et, lui ouvrant le spectacle de la nature, ne la pousse à quitter la terre pour respirer dans le ciel45. Ainsi elle est libre, ainsi elle voyage : elle se dérobe par intervalles ; la prisonnière se refait là-haut de sa captivité. Comme après un travail délicat qui absorbait son attention et fatiguait sa vue, l’artiste, s’il habite une demeure sombre et mal éclairée, sort dans la rue et s’en va dans quelque lieu consacré au délassement public où ses yeux puissent jouir de la libre lumière ; ainsi l’âme, enclose dans son obscur et triste logis, prend le large, toutes les fois qu’elle le peut, et se repose dans la contemplation des scènes de l’univers. Le sage et l’aspirant à la sagesse, quoique enchaînés à leurs corps, s’en détachent par la meilleure partie de leur être ; toutes leurs pensées tendent vers une sphère supérieure ; et pareils au mercenaire engagé par serment, la vie est pour eux une milice : ils ont habitué leur cœur à n’avoir pour elle ni affection ni haine, et se résignent à la condition mortelle, quoiqu’ils sachent que de plus amples destinées les attendent. M’interdiras-tu la contemplation de la nature ? m’arracheras-tu à ce bel ensemble pour me réduire à un coin du tableau ? Ne puis-je m’enquérir de quelle manière tout a pris commencement, qui a donné la forme aux choses, qui les a classées toutes en les dégageant de cette masse unique, de l’inerte matière qui les enveloppait ? Quel fut l’architecte du monde où je suis ? Quelle intelligence a fixé des lois et un ordre à cette immensité, rassemblé ce qui était épars, séparé ce qui était confus, donné une face distincte à tout ce qui gisait dans l’informe chaos ? D’où cet océan de clarté jaillit-il ? Est-ce un feu ou quelque chose de plus lucide encore ? Ne puis-je sonder ces merveilles ? J’ignorerais d’où je suis descendu, si je ne verrai qu’une fois ce monde où si je renaîtrai plusieurs fois ; où j’irai au sortir d’ici ; quel séjour est réservé à l’âme affranchie des lois de l’humaine servitude ! Me défendre tout commerce avec le ciel, c’est m’ordonner de vivre le front baissé. Je suis trop grand et destiné à de trop grandes choses pour me faire le valet de mon corps, qui n’est rien à mes yeux qu’un réseau jeté autour de mon indépendance. Je l’oppose aux coups de la Fortune pour