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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/366

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LETTRE CI.

Sur la mort de Sénécio. Vanité des longs projets. Ignoble souhait de Mécène.

Chaque jour, chaque heure démontre à l’homme tout son néant79 : toujours quelque récente leçon lui rappelle sa fragilité qu’il oublie, et de l’éternité qu’il rêve rabat ses pensées vers la mort80. « Où tend ce début ? » vas-tu dire. Tu connaissais Cornelius Sénécio, ce chevalier romain si magnifique et si obligeant : parti d’assez bas il s’était élevé par lui-même, et n’avait plus qu’une pente aisée pour courir à tous les succès. Car les honneurs croissent plus facilement qu’ils ne commencent ; comme l’aspirant aux richesses, que la pauvreté retient dans sa sphère, a longtemps à lutter et à ramper pour en sortir. Sénécio visait même à l’opulence, où le conduisaient deux moyens des plus efficaces, la science d’acquérir et celle de conserver ; et l’une des deux seule l’eût fait assez riche. Cet homme donc, d’une sobriété extrême, non moins soigneux de sa santé que de son patrimoine, m’avait fait visite le matin selon sa coutume, avait passé le reste du jour jusqu’à nuit close, au chevet d’un ami malade d’une affection grave et désespérée ; il avait soupé gaiement, quand une indisposition subite le saisit : une angine, lui rétrécissant le gosier, comprima son souffle ; à peine alla-t-il, tout haletant, jusqu’au jour. Ainsi en très-peu d’heures, et venant de remplir toutes les fonctions d’un homme sain et plein de vie, Sénécio s’est éteint. Lui qui faisait travailler ses capitaux sur terre et sur mer qui, essayant, sans en négliger aucun, de tous les genres de profit, était même entré dans les fermes publiques, alors que tout succède à ses vœux, que des torrents d’or courent s’engloutir dans ses coffres, le voilà enlevé.

    Et puis va, Mélibée,
Plante, aligne tes ceps et greffe tes poiriers[1].

Qu’insensé est l’homme qui jette ses plans pour toute une

  1. Virg., Églog., I.