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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/385

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coup l’acceptèrent comme préservatif, comme abri1. On foule, il est vrai, l’homme qu’on dédaigne, mais on passe outre. Nul ne s’acharne, nul ne s’étudie à persécuter l’objet de ses dédains. On oublie même l’ennemi couché par terre pour combattre l’ennemi debout.

Tu éluderas l’espoir du méchant, en ne possédant rien qui excite la convoitise et l’improbité, rien qui ait trop d’éclat : car on est désireux de ce qui brille, bien qu’on le connaisse peu.

Pour échapper à l’envie, tu ne feras ni étalage de ta personne, ni vanité de tes biens ; tu sauras jouir dans le secret de ton cœur2.

La haine est fille de l’offense : on l’évite, si l’on ne fait d’injure gratuite à personne ; c’est de quoi le bon sens te garantira. Voici qui fut pour beaucoup un écueil : on a parfois encouru des haines sans avoir proprement d’ennemi[1]. Si tu n’inspires pas la crainte, tu le devras à la médiocrité de ta fortune, et à la douceur de ton caractère. Que les gens sachent qu’on peut te choquer sans péril grave ; qu’avec toi la réconciliation soit facile et loyale. Il est aussi triste de se faire craindre chez soi qu’au dehors, par ses serviteurs que par ses enfants. Il n’est personne qui ne soit assez fort pour nuire. Et puis, qui se fait craindre craint à son tour : nul n’a pu lancer la terreur en gardant sa sécurité.

Reste le dédain, dont la mesure est à la discrétion de celui qui le prend pour égide, qui l’accepte parce qu’il l’a voulu, non parce qu’il le mérite : disgrâce qu’on oublie dans la pratique du bien et dans l’amitié de ceux qui ont du pouvoir chez quelque puissant : il sera bon de s’approcher d’eux, non de s’y accrocher ; le secours pourrait coûter plus que le péril.

Mais rien ne te servira mieux que de vivre dans le repos, de t’entretenir fort peu avec les autres, beaucoup avec toi. Il se glisse dans les entretiens je ne sais quel charme insinuant, qui, de même que l’ivresse ou l’amour3, nous arrache nos secrets. Nul ne tait ce qu’il entend dire ; nul ne dit uniquement ce qu’il a entendu. Qui n’a pas tu la chose ne taira pas l’auteur. Chacun a pour quelque autre la même confiance qu’on a mise en lui. Si maître qu’il soit de sa langue, ne se fût-il livré qu’à un seul, il aura un peuple de confidents ; et le secret d’hier devient la rumeur du jour4. La grande base de la sécurité consiste à ne

  1. Témoin Aristide.