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Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/123

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mandai-je à Balaban. Avez-vous beaucoup souffert ?

— Pas trop, répondit-il en tirant quelques bouffées de sa pipe. Je ne songeais guère non plus à me venger ; seulement, chaque fois que j’eus affaire aux gens du château, ma tête s’échauffait… Je voulus m’élever au-dessus de ma condition ; j’appris à lire, à écrire, à compter. Me trouvant trop vieux pour aller à l’école, je me fis donner des leçons par le diak ; en retour, je lui apportais soit un poulet, soit une oie grasse, ou encore du tabac de contrebande de Szigeth[1]. J’avais toujours le nez dans les livres, je lisais l’Écriture, la légende des saints, la vie du tsar Ivan le Terrible, les patentes de l’impératrice Marie-Thérèse et celles de l’empereur Joseph et de l’empereur Frantsichek[2] ; je lisais aussi une foule de lois, et je rédigeais pour les paysans les plaintes qu’ils allaient déposer au bailliage. Oh ! personne ne savait alors comme moi exciter le peuple contre les nobles, contre ces Polonais ! Dans la Galicie entière, il n’y eut pas autant de procès que dans notre seul village, et tout cela me passait par les mains. — Quand M. le starosta[3] faisait sa tournée, les gens étaient déjà postés sur la route avec leurs requêtes. Je ne perdais pas une occasion de nuire aux seigneurs ; c’était ma joie. À la fin, il est vrai, on m’appelait gratte-papier ; mais l’on me craignait, personne n’osait s’attaquer à moi.

  1. À cette époque, la douane existait encore à la frontière de Hongrie, et la contrebande allait son train.
  2. François.
  3. Bailli de cercle.