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Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/35

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puis arrivèrent les propriétaires des environs avec leurs fils et leurs filles. C’était une société très gaie et sans gêne ; tout le monde se connaissait, on riait, moi seul je tremblais. Mon petit Français ne fait ni une ni deux, il aligne les couples, m’attrape par la manche et happe aussi une demoiselle de notre voisin, une enfant ; elle trébuchait encore dans sa robe longue, et elle avait des tresses blondes qui descendaient jusqu’en bas. Nous voilà dans les rangs ; elle tenait ma main, car moi j’étais mort. Nous dansâmes ainsi. Je ne la regardais pas ; nos mains brûlaient l’une dans l’autre. À la fin, j’entends le signal, chacun se pose en face de sa danseuse, joint les talons, laisse tomber la tête sur la poitrine comme si on vous l’eût coupée, arrondit le bras, saisit le bout de ses doigts et lui baise la main. Tout mon sang afflua au cerveau. Elle me fit sa révérence, et, quand je relevai la tête, elle était très rouge, et elle avait des yeux ! Ah ! ces yeux ! — Il ferma les siens, et se pencha en arrière. — « Bravo, messieurs ! » C’était fini. Je ne dansai plus avec elle depuis lors.

Elle était la fille d’un propriétaire du voisinage. Belle ? J’étais plutôt frappé de sa distinction. — Une fois par semaine, nous eûmes notre leçon. Je ne lui parlais seulement pas ; mais lorsqu’elle dansait la cosaque, le bras gentiment appuyé sur la hanche, je la dévorais des yeux, et si alors elle me regardait, je me mettais à siffler et tournais sur mes talons. Les autres jeunes gens léchaient ses doigts comme du sucre, se donnaient des entorses pour ramasser son mouchoir ; elle, elle rejetait ses