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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/168

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quand on a affaire à un auteur. M. Joubert, né en 1754, mort en 1824, était, de son vivant, aussi peu auteur que possible. Ce fut un de ces heureux esprits qui passent leur vie à penser, à converser avec leurs amis, à songer dans la solitude, à méditer quelque grand ouvrage qu’ils n’accompliront jamais et qui ne nous arrive qu’en fragments. Ces fragments, par leur qualité et malgré quelques défauts d’une pensée trop subtile, sont assez distingués cette fois pour que l’auteur mérite de vivre dans la mémoire future. M. Joubert fut en son temps le type le plus délicat et le plus original de cette classe d’honnêtes gens, comme l’ancienne société seule en produisait, spectateurs, écouteurs sans ambition, sans envie, curieux, vacants, attentifs, désintéressés et prenant intérêt à tout, le véritable amateur des belles choses. « Converser et connaître, c’était en cela surtout que consistait, selon Platon, le bonheur de la vie privée. » Cette classe de connaisseurs et d’amateurs, si faite pour éclairer et pour contenir le talent, a presque disparu en France depuis que chacun y fait un métier. « Il faut, disait M. Joubert, toujours avoir dans la tête un coin ouvert et libre, pour y donner une place aux opinions de ses amis, et les y loger en passant. Il devient réellement insupportable de converser avec des hommes qui n’ont, dans le cerveau, que des cases où tout est pris, et où rien d’extérieur ne peut entrer. Ayons le cœur et l’esprit hospitaliers. » Mais allez donc aujourd’hui demander l’hospitalité intellectuelle, l’accueil pour vos idées, pour vos aperçus naissants, à des esprits pressés, affairés, tout remplis d’eux-mêmes, vrais torrents tout bruissants de leurs propres pensées ! M. Joubert, dans sa jeunesse, venu de sa province du Périgord à Paris, en 1778, à l’âge de vingt-quatre ans, y trouva ce qu’on n’y trouve plus aujourd’hui ; il y vécut comme on vivait