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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/174

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suivre le seul régime dont il se trouvât bien, de rester longtemps couchée et de compter les solives :

« Votre activité, ajoutait-il, s’indigne d’un pareil bonheur ; mais voyons si votre raison ne serait pas de cet avis. La vie est un devoir ; il faut s’en faire un plaisir tant qu’on peut, comme de tous les autres devoirs, et un demi-plaisir, quand on ne peut pas mieux. Si le soin de l’entretenir est le seul dont il plaise au Ciel de nous charger, il faut s’en acquitter gaiement et de la meilleure grâce qu’il est possible, et attiser ce feu sacré, en s’y chauffant de son mieux, jusqu’à ce qu’on vienne nous dire : C’est assez. »

Ces tendres recommandations furent inutiles. Mme de Beaumont avait si peu d’attache à la vie, qu’il semblait qu’en le voulant, il n’eût tenu qu’à elle de vivre. Pure illusion ! elle n’était que trop réellement atteinte, et elle-même avait peu à faire pour hâter sa destinée. Elle se décida à aller aux eaux du Mont-Dore dans l’été de 1803, et, de là, à partir pour Rome, où elle rejoignit M. de Chateaubriand ; peu après son arrivée, elle y mourut. Il faut lire la lettre de M. Joubert, écrite pendant ce voyage de Rome. Il n’avait pas cru à ce départ ; il avait tout bas espéré qu’elle reculerait devant tant de fatigue et de causes d’épuisement. La dernière lettre qu’il lui adresse (12 octobre 1803) est remplie d’une tendresse émue ; on y sent comme une révélation, longtemps contenue, qu’il se fait enfin à lui-même ; il ne s’était jamais dit encore à ce degré combien il l’aimait, combien elle lui était nécessaire :

« Tout mon esprit, écrivait-il, m’est revenu ; il me donne de grands plaisirs ; mais une réflexion désespérante les corrompt : je ne vous ai plus, et sûrement je ne vous aurai de longtemps à ma portée pour entendre ce que je pense. Le plaisir que j’avais autrefois à parler est entièrement perdu pour moi. Je fais vœu de silence ; je reste ici l’hiver. Ma vie intime va tout entière se passer entre le Ciel et moi. Mon âme conservera ses habitudes, mais j’en ai perdu les délices.