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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/216

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désavantageuses, fussent-elles véritables. Il faut bien que cette passion soit extraordinaire, puisqu’elle subsiste depuis si longtemps sans nulle espérance, au milieu des dégoûts, malgré les voyages que vous lui avez fait faire, et huit mois de séjour à Paris sans me voir, au moins chez moi, et sans qu’il sût si je le recevrais de ma vie. Je l’ai cru guéri, et c’est ce qui m’a fait consentir à le voir dans ma dernière maladie. Il est aisé de croire que son commerce me plairait infiniment sans cette malheureuse passion, qui m’étonne autant qu’elle me flatte, mais dont je ne veux pas abuser. Vous craignez qu’en me voyant il ne se dérange de ses devoirs, et vous poussez cette crainte jusques à prendre des résolutions violentes contre lui. En vérité, Madame, il n’est pas juste qu’il soit malheureux en tant de façons. N’ajoutez rien à mes injustices ; cherchez plutôt à l’en dédommager ; faites tomber sur moi tout son ressentiment, mais que vos bontés lui servent de dédommagement.

« Je lui écrirai ce qu’il vous plaira ; je ne le verrai de ma vie, si vous le voulez ; j’irai même à la campagne, si vous le jugez nécessaire ; mais ne le menacez plus de l’envoyer au bout du monde. Il peut être utile à sa patrie ; il fera les délices de ses amis ; il vous comblera de satisfaction et de gloire : vous n’avez qu’à guider ses talents et laisser agir ses vertus. Oubliez, pendant un temps, que vous êtes sa mère, si cette qualité s’oppose aux bontés que je vous demande à genoux pour lui. Enfin, Madame, vous me verrez plutôt me retirer du monde ou l’aimer d’amour, que de souffrir qu’il soit à l’avenir tourmenté pour moi et par moi… »


M. d’Argental n’eut point connaissance de cette lettre dans le temps où elle fut écrite. Ce ne fut que soixante ans après, et quand il avait plus de quatre-vingts ans, qu’un jour, parmi d’anciens papiers de sa mère, cette lettre se retrouva. Il se la fit lire, et seulement alors il put connaître en entier le cœur de l’amie qu’il avait perdue.

Tout nous le dit déjà : Mlle Le Couvreur n’était pas simplement une personne de talent, elle était une personne distinguée par l’intelligence, par le cœur et les plus solides qualités. Elle en eut besoin dans sa condition pour se tirer de l’état social inférieur où la comé-