Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/217

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dienne se trouvait encore au commencement du xviiie siècle. Molière, à force de génie et d’esprit, Baron, par son talent aidé de sa fatuité même, avaient relevé l’état de comédien dans le monde, et s’y étaient maintenus sur un pied respectable. Mais les femmes, même celles de talent comme la Champmeslé, n’avaient pu conquérir à aucun degré la considération ; elles restaient dans une condition socialement infime. On allait chez la Champmeslé ; on la célébrait en vers galants, comme faisait La Fontaine ; on rimait avec le mari. On y vivait familièrement ; mais elle n’avait rien de ce qu’on peut appeler un salon. Elle n’avait pas réussi à gagner cette estime sociale qui se marque dans les moindres nuances, cette estime qu’obtenait Ninon. Racine, le tendre et autrefois amoureux Racine, parle de la Champmeslé, en apprenant sa mort, comme d’une pauvre malheureuse, et d’un ton que l’austère dévotion même n’eût jamais permis depuis à l’honnête homme du monde. Un jour, Mlle Beauval, actrice antérieure de bien peu à Mlle Le Couvreur, allait rendre visite à un jeune homme de sa connaissance, le jeune abbé Aunillon, qui était malade. Le jeune homme se trouvait dans sa chambre avec sa mère au moment où l’on vint annoncer qu’une dame demandait à le voir : « Une dame qui demande mon fils ! » dit la mère avec étonnement. Elle n’eut pas plutôt achevé, qu’elle vit entrer une femme qui dit brusquement : « Non, Madame, ce n’est point une dame, c’est la Beauval. » Toute part faite à la singularité de la personne qui disait ce mot, on a là une mesure vraie du préjugé social au commencement du xviiie siècle. Le siècle qui allait être celui de Voltaire ne pouvait souffrir longtemps un tel désaccord entre les divers interprètes des arts, et Mlle Le Couvreur fut la première, non pas à protester, mais (ce qui vaut mieux) à opérer douce-