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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/280

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dernier trait du tableau, et il le faut opposer à cet autre spectacle de 500,000 hommes franchissant orgueilleusement le Niémen six mois auparavant.

Les réflexions morales se pressent durant ce récit, dont j’ai encore omis bien des particularités saisissantes. Dans ces grandes épreuves qui demandent à l’homme plus qu’il ne peut donner, la nature humaine, épuisée à la longue et usée qu’elle est, laisse voir, pour ainsi dire, sa trame à nu. Tout ce qui est acquis, tout ce qui est appris disparait ; il ne reste que la fibre fondamentale. Tous ces sentiments élevés et délicats, ces belles qualités, ces vertus sociales inculquées dès l’enfance, transmises par les générations, et qui semblent le noble apanage de l’homme civilisé, l’amour de la patrie, de la gloire, l’honneur, le dévouement aux siens, l’amitié, tout cela peu à peu s’obscurcit et s’affaiblit jusqu’à s’abolir. Chez la plupart, le sentiment physique prend le dessus irrésistiblement sur le moral ; l’instinct de conservation, l’égoïsme de vivre se prononce. On voit bien des braves et de ceux qui semblaient des héros devant les balles, aux prises désormais avec la faim et le froid, s’écrier comme le pauvre homme de la fable : Pourvu qu’en somme je vive, je suis content ! Et c’est encore une preuve d’énergie que de dire ainsi ; car il est un degré de démoralisation où ce dernier ressort se brise, où l’on ne veut plus même vivre, et où, pour échapper à la douleur et à la fatigue, tout devient indifférent. Combien ils sont peu nombreux ceux en qui un sentiment élevé d’honneur, de sympathie, de dévouement, une religion quelconque est inséparable jusqu’au bout du besoin de vivre inhérent à toute nature, et que cette religion n’abandonne qu’avec le dernier soupir ! On sent, en lisant M. de Fezensac, que, jusque dans les moments les plus désespérés de l’épouvantable épreuve, il y eut