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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/313

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le dernier mot auprès de nos neveux indifférents ? Certains accents de vous, à coup sûr, atteindront jusqu’à la postérité : voilà votre honneur ; elle couvrira le reste d’un bienveillant oubli. Rien ne subsistera de complet des poëtes de ce temps. M. de Musset n’échappera point à ce destin, dont il n’aura peut-être pas tant à se plaindre ; car il y a de lui des accents qui iront d’autant plus loin, on peut le croire, et qui perceront d’autant mieux les temps, qu’ils y arriveront sans accompagnement et sans mélange. Ces accents sont ceux de la passion pure, et c’est dans ses Nuits de Mai et d’Octobre qu’il les a surtout exhalés.

Il existe toute une petite école qui s’est mise à imiter M. de Musset. Qu’a-t-elle imité de lui ? Ce que les imitateurs prennent toujours, la forme, la superficie, le ton leste, le geste cavalier, les défauts fringants, toutes choses qui, au moins chez lui, sont portées avec une certaine grâce et désinvolture, et qu’eux ils se sont mis à copier religieusement. Ils ont copié son vocabulaire de noms galants, Manon, Ninon, Marion, son cliquetis de lorettes et de marquises. Ils ont copié jusqu’à ses faibles rimes et ses affectations de négligence. Ils ont pris le genre et le tic ; mais la flamme, la passion, l’élévation et le lyrisme, ils se sont bien gardés, et pour de bonnes raisons, de les lui emprunter.

Le public français ne laisse pas d’être singulier quelquefois dans ses jugements sur la poésie. J’ai parlé tout à l’heure, dans les jeunes générations, de ceux qui, les premiers, ont admiré M. de Musset avec sincérité, avec franchise. On ferait un piquant chapitre de mœurs sur les personnes de bel air, les enthousiastes à la suite, qui l’ont adopté avec engouement, les mêmes qui auraient admiré, il y a vingt-cinq ans, des vers alexandrins, parce qu’ils les auraient crus jetés dans le moule de ceux de