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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/330

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mêmes qu’il donne, par la balance qu’il établit. En lisant M. Guizot, c’est presque impossible, tant le tissu est serré et tant le tout s’enchaîne. Il vous tient et vous mène jusqu’au bout, combinant avec force le fait, la réflexion et le but.

Jusqu’à quel point, même après ces deux volumes, et à le considérer dans son ensemble, M. Guizot est-il peintre en histoire ? Jusqu’à quel point et dans quelle mesure est-il proprement narrateur ? Ce seraient des questions très-intéressantes à discuter littérairement, sans complaisance, sans prévention : et même dans ce qu’on refuserait à M. Guizot, il entrerait toute une reconnaissance et une définition d’une originalité de manière à part et qui n’est qu’à lui. Même lorsqu’il raconte, comme dans sa Vie de Washington, c’est d’une certaine beauté abstraite qu’il donne l’idée, non d’une beauté extérieure et faite pour le plaisir des yeux. Il a l’expression forte, ingénieuse ; il ne l’a pas naturellement pittoresque. Il a parfois du burin, jamais de pinceau. Son style, aux beaux endroits, a des reflets de cuivre et comme d’acier, mais des reflets sous un ciel gris, jamais au soleil. On a dit du bon Joinville, le naïf chroniqueur, que son style sent encore son enfance, et que « les choses du monde sont nées pour lui seulement du jour où il les voit. » À l’autre extrémité de la chaîne historique, c’est tout le contraire pour M. Guizot. Sa pensée, son récit même, revêtent volontiers quelque chose d’abstrait, de demi-philosophique. Il communique à tout ce qu’il touche comme une teinte d’une réflexion antérieure. Il ne s’étonne de rien, il explique ce qui s’offre, il en donne le pourquoi. Une personne qui le connaissait bien disait de lui : « Ce qu’il sait de ce matin, il a l’air de le savoir de toute éternité. » En effet, l’idée, en entrant dans ce haut esprit ; laisse sa fraîcheur ;