Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/381

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parlons, tout active et pratique, est bien moins encore d’avoir une science profonde des choses que d’en ressentir vivement, d’en inspirer le goût, et de le retrouver autour de soi. Il se peut que, de 1800 à 1814, on fût sur bien des points moins savant, moins érudit qu’aujourd’hui ; mais quant à l’ensemble des questions littéraires, chacun y prêtait plus d’attention, on s’y intéressait davantage.

Le critique, à lui seul, ne fait rien et ne peut rien. La bonne critique elle-même n’a son action que de concert avec le public et presque en collaboration avec lui. J’oserai dire que le critique n’est que le secrétaire du public, mais un secrétaire qui n’attend pas qu’on lui dicte, et qui devine, qui démêle et rédige chaque matin la pensée de tout le monde. Et même, lorsque le critique a exprimé cette pensée que chacun a ou que chacun désire, une grande part des allusions, des conclusions et conséquences, une part toute vive reste encore dans l’esprit des lecteurs. Je prétends qu’en relisant les anciens journaux et les articles de critique qui y ont eu le plus de succès, nous n’y trouvons jamais que la moitié de l’article imprimée : l’autre moitié n’était écrite que dans l’esprit des lecteurs. Imaginez une feuille d’impression dont nous ne lirions qu’un côté ; le verso a disparu, il est en blanc, et ce verso qui la compléterait, c’est la disposition du public d’alors, la part de rédaction qu’il y apportait, et qui souvent n’était pas la moins intelligente et la moins active. C’est cette disposition même qu’il s’agit, pour être juste, de restituer aujourd’hui, quand nous jugeons les anciens critiques, nos devanciers.

En 1800, on était à l’une de ces époques où l’esprit public tend à se reformer. Il y avait lutte encore, mais aussi, déjà, ensemble et concert ; il y avait lieu à direction. On sortait d’une affreuse et longue période de