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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/434

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lecture régulière, systématique. Comme on ne lui avait pas dit d’avance ce qu’il fallait admirer, elle n’avait que son avis net, son instinct franc et lumineux ; d’ordinaire il la guidait bien.


« Vous autres Anglais, disait-elle à Walpole, vous ne vous soumettez à aucune règle, à aucune méthode ; vous laissez croître le génie sans le contraindre à prendre telle on telle forme ; vous auriez tout l’esprit que vous avez, si personne n’en avait eu avant vous. Oh ! nous ne sommes pas comme cela ; nous avons des livres ; les uns sont l’art de penser ; d’autres l’art de parler, d’écrire, de comparer, de juger, etc. »


Mais si elle a l’air ici de flatter Walpole et d’épouser le goût de sa nation, elle ne le complimente pas toujours, et sait au besoin lui résister. Elle tient bon pour Montaigne, qu’il ne goûtait pas ; elle s’en étonne, elle lui oppose ses raisons en maint endroit :

« Je suis bien sûre que vous vous accoutumerez à Montaigne ; on y trouve tout ce qu’on a jamais pensé, et nul style n’est aussi énergique ; il n’enseigne rien, parce qu’il ne décide de rien ; c’est l’opposé du dogmatisme : il est vain, — eh ! tous les hommes ne le sont-ils pas ? et ceux qui paraissent modestes ne sont-ils pas doublement vains ? Le je et le moi sont à chaque ligne ; mais quelles sont les connaissances qu’on peut avoir, si ce n’est par le je et le moi ? Allez, allez, mon tuteur, c’est le seul bon philosophe et le seul bon métaphysicien qu’il y ait jamais eu. »


Et dans un autre passage charmant où elle le compare à Walpole dans son manoir de Strawberry-Hill, elle conclut : « Allez, allez, Horace ressemble plus à Michel qu’il ne croit. » Ce qu’elle aime aussi dans Montaigne, c’est qu’il avait un ami et qu’il croyait à l’amitié. Ainsi cette personne, incrédule à tout, dans l’extrême vieillesse était arrivée à croire à quelque chose, et c’est pour cela qu’il lui sera beaucoup pardonné.

Mme de Sévigné était alors très en vogue dans la so-