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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/457

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aimé l’auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l’homme. Je ne le connais pas, je ne le devine pas en le lisant, et pourtant il ne se fait pas faute de s’exhiber ; mais c’est toujours sous un costume qui n’est point fait pour lui. Quand il est modeste, c’est de manière à vous faire croire qu’il est orgueilleux, et ainsi de tout. On ne sait pas s’il a jamais aimé quelque chose ou quelqu’un, tant son âme se fait vide avec affectation ! Cette préoccupation de montrer le contraste de sa misère et de son opulence, de son obscurité et de sa célébrité, me paraît d’une profondeur puérile, presque bête ; le mot est lâché. Je lui pardonne d’être injuste, furieux, absurde en parlant de la Révolution, qu’il ne devait pas comprendre dans son ensemble, et dont le détail même n’était pas sous ses yeux. Je lui pardonne d’autant plus que, quand il épanche sa bile, au moins je retrouve sa physionomie de gentilhomme breton, et je sens en lui quelque chose de vivant ; mais, le reste du temps, c’est un fantôme ; et un fantôme en dix volumes, j’ai peur que ce ne soit un peu long. Et pourtant, malgré l’affectation générale du style, qui répond à celle du caractère, malgré une recherche de fausse simplicité, malgré l’abus du néologisme, malgré tout ce qui me déplaît dans cette œuvre, je retrouve à chaque instant des beautés de forme grandes, simples, fraîches, de certaines pages qui sont du plus grand maître de ce siècle, et qu’aucun de nous, freluquets formés à son école, ne pourrions jamais écrire en faisant de notre mieux. »


Notez, encore une fois, que l’écrivain dont on vient de lire le jugement est un des plus puissants en talent et des plus célèbres de nos jours[1]. Par la nature de défauts qu’il démêle si bien dans les Mémoires et par les beautés de premier ordre qu’il y relève aussi, il me paraît résumer toute la vérité sur l’ensemble.

C’est surtout en lisant la première partie, si pleine d’intérêt, ces scènes d’intérieur, d’enfance et de première jeunesse, où les impressions, idéalisées sans doute, ne sont pas sophistiquées encore et sont restées sincères, c’est à ce début qu’on sent combien un récit plus simple, plus suivi, moins saccadé, portant avec soi les passages naturellement élevés et touchants, serait d’un grand

  1. C’est tout simplement George Sand, dans une lettre familière.