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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/244

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PORT-ROYAL.

traste imprévu et tel que les annales monastiques en recèlent souvent. Occuper ainsi son esprit aux langues, nous fait remarquer Fontaine, c’était encore une manière de le mater, quand les travaux matériels violents et les marches d’hiver dans les boues n’y suffisaient pas. Saint Jérôme avait donné le conseil et l’exemple pour l’hébreu ; M. Le Maître faisait de même : M. de La Rivière suivait la trace. Mais n’y avait-il pas quelque retour aussi de consolation cachée et de récréation plus douce, quand le rude gentilhomme en venait à ne lire sainte Thérèse que dans l’original, et à en traduire parfaitement quelques lettres qui n’avaient pas encore été rendues en français ?

«Je vis aussi arriver, continue Du Fossé, un gentilhomme de Poitou nommé M. de La Petitière, qui parmi les braves du siècle passoit pour la meilleure épée de France, et sur qui le cardinal de Richelieu se reposoit de la sûreté de sa personne, quand il savoit qu’il étoit dans son palais. C’étoit un lion plutôt qu’un homme : le feu lui sortoit par les yeux, et son seul regard effrayait ceux qui le regardaient. Dieu se servit d’un malheur qui lui arriva pour toucher d’une crainte salutaire son âme féroce et incapable de toute autre peur. Comme il avoit une querelle avec un parent du Cardinal, il eut plus de huit jours un cheval toujours sellé et prêt à monter pour aller se battre contre celui de qui il croyoït avoir été offensé. La fureur qui le transportoit étoit telle, qu’encore qu’il fût le plus habile et le plus adroit du royaume, il reçut lui-même, après avoir blessé à mort son ennemi, un coup d’épée dans le bras entre les deux os, où la pointe demeura enfoncée sans qu’il pût jamais la retirer. Il se sauva en cet état à travers champs, portant dans son bras le bout de l’épée rompue, et alla trouver un maréchal qui eut besoin pour la tirer de se servir des grosses tenailles de sa forge.

M. de La Petitière crut bien que le Cardinal ne lui pardonneroit pas la mort de son parent : ainsi il se retira et se cacha. Ce fut pendant ce temps que Dieu excita au fond de son cœur une sainte horreur de ses crimes, et qu’il le choisit