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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/243

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LIVRE DEUXIÈME.

rée montante et du flux de Grâce produit par ce livre de la Fréquente Communion : « Nous y vîmes arriver, dit-il, de diverses provinces des gens de diverses professions, qui, semblables à des mariniers qui avaient fait naufrage sur mer, venoient en grand nombre aborder au port. » La tempête même, qui s’était excitée contre le livre, les avait hâtés au salut.

Laissons ce témoin tendre et fidèle nous peindre les principaux de ces naufragés dont sa jeune imagination avait retenu une si vive empreinte, et dont quelques-uns étaient en effet terribles :

«C’est ainsi, nous dit-il, que je vis venir un cadet de la maison d’Éragny, nommé M. de La Rivière. C’étoit un homme qui avoit toujours servi dans les armées, et qui étoit regardé comme un brave dans le monde. Il étoit cousin germain du duc de Saint-Simon, et avoit plusieurs liens considérables qui le tenoient attaché au siècle. Il est incroyable combien la considération de l’Éternité frappa l’esprit et le cœur de cet officier. Jamais on ne vit un homme plus dur sur lui-même, soit pour le coucher, soit pour le manger ; il sembloit qu’il fût insensible aux besoins du corps. Il passoit les années entières à ne faire par jour qu’un repas… Ses veilles et ses autres austérités égaloient ses jeûnes ; et comme il s’étoit chargé de garder les bois de l’abbaye, pour empêcher que l’on n’y fit du dégât, il vivoit dans une affreuse retraite à l’égard de ceux qui habitoient dans le même lieu, étant presque toujours dans les bois où il se plaisoit à prier, à lire et à méditer. Il avoit l’esprit naturellement très beau, et ouvert pour toutes les sciences ; ainsi il apprit par lui-même la langue grecque et la langue hébraïque pour pouvoir lire la Bible dans ces deux langues. Étant laborieux comme il étoit, il retint par cœur tous les mots qui sont dans la Bible. Il savoit outre cela l’espagnol et l’italien, et je lui ai l’obligation d’avoir appris plus aisément la langue espagnole.»

Cette beauté naturelle de l’esprit, conservée ou plutôt cultivée tout à coup par ce gentilhomme garde-bois au milieu de son existence si âpre et sauvage, est d’un con-