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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/445

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LIVRE TROISIÈME.

haute, si uniquement fondée en soi, si à pic et plantée toute seule à la pointe de son rocher, qu’on n’aille guère songer à y mettre pied : fantosme à estonner les gents ! voilà le mobile et le but. Tout ce qu’il dit, chemin faisant, contre la certitude humaine par rapport à toute question, est bien moins pour ruiner l’homme même en nature et en réalité que pour ruiner la croyance transcendante au cœur de l’homme ; son objet atteint et à ceux qui admettraient que la foi à de telles choses est chimère, il saurait bien (j’imagine) que dire à l’oreille, en causant, sur sa manière de concevoir le monde et l’homme, et de convenir de certains points Le scepticisme exorbitant de ce chapitre n’est qu’une méthode de grand tour pour arriver.

Mais, quoique ceci puisse déjà sembler assez complique, c’est encore trop simple lorsqu’il s’agit de Montaigne. Avec lui, tout devient possible à la fois : Distinguo, comme il dit, est le plus universel membre de sa logique. Aussi, en même temps que règne en ce chapitre le dessein général indiqué, dans le détail mille autres intentions et diversions s’entre-croisent Ainsi nulle part la vigueur de Montaigne et ses remuements fermes ne se déclarent mieux ; ailleurs c’est un déjoueur, ici un jouteur. Toutes ses verves se débrident. Quelle mâle étreinte que celle de ce paresseux ! quelle ardeur en tout sens ! quelle inépuisable ressource d’arguments, de faits, d’images ! Cette vigueur d’escrime d’un esprit librement dialectique, qui se pique au jeu et n’en peut plus sortir, est à compter pour beaucoup. Il y a beaucoup encore de cet acharnement moins innocent, amer, salissant pour l’homme qu’éprouvent en eux par accès tous les grands esprits qui ont coupé la chaîne d’or, et qui se précipitent avec d’ironiques ricanements, en faisant tournoyer leurs semblables ; il y a ce que j’appellerai le rire inextin-