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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/422

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PORT-ROYAL.

point du sentiment. Pascal, à l’aide du raisonnement seul, ne trouve point qu’il arrive à la démonstration désirée : mais au même instant son cœur se révolte, il se dit que ce néant ne peut pas être ; et ce mouvement désespéré le précipite dans le Christianisme. Condorcet scinde Pascal, et ne daigne plus entrer dans l’esprit qui faisait sa vie. Il se plaît à remarquer que, si l’opinion de Pascal sur les preuves de l’existence de Dieu semble favoriser les athées, elle est en revanche très-défavorable aux déistes, et que ce dernier côté est celui qui importe surtout à la Religion : car la Religion, dit-il, n’a rien à craindre des athées, qui seront toujours peu nombreux et peu compris, tandis que les déistes, avec leurs raisons spécieuses, semblent des héritiers présomptifs du Christianisme, et qui pourraient devenir menaçants[1]. On saisit nettement dans cette page le degré précis où Condorcet renchérit sur Voltaire. À un moment de l’Éloge, il caractérise assez bien la situation d’esprit et le but de Pascal dans la conception de son grand ouvrage ; il a l’air d’entrer dans son dessein, et il l’expose d’abord avec une sorte d’impartialité ; mais bientôt le détail devient incomplet et dénigrant. Pascal y est présenté comme victime d’une superstition sordide ; sa piété vive et tendre disparait sous l’étalage des bizarreries ; l’amulette, tant répétée, date de là. Nulle part la supériorité morale de Pascal n’a été sentie ni par Voltaire ni par Condorcet. C’est là le point où, de tout temps, sont venus échouer les adversaires.

  1. C’était, je crois bien, la pensée aussi de M. de Bonald, lorsque, s’efforçant de confondre en un seul les deux groupes d’ennemis, il disait spirituellement : « Un déiste est un homme qui, dans sa courte existence, n’a pas eu le temps de devenir athée. » Mais c’est plus piquant que vrai, et il entre de la tactique dans l’assertion de M. de Bonald comme dans celle de Condorcet. L’un a pour but de proscrire le déiste comme odieux, et l’autre d’introduire l’athée comme inoffensif.