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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/632

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PORT-ROYAL.
« Un Père Labbe, Jésuite, raconte M. Feydeau, avoit fait imprimer un livre contre les Jansénistes où, en prose et en vers, il disoit contre eux tout ce que la passion la plus violente peut faire dire à un homme offensé contre ses plus grands ennemis. Il les traitoit partout d’hérétiques et de monstres. Le livre étoit latin ; je ne me souviens pas du titre[1]. Il avoit été précepteur de M. Du Gué de Bagnols ; il étoit de Lyon. Il pressoit M. de Bagnols de quitter le Port-Royal dont celui-ci avoit embrassé depuis peu la conduite avec une ferveur exemplaire, l’assurant qu’il étoit dans l’hérésie, et qu’il l’avoit fort bien prouvé dans son livre. M. de Bagnols lui dit qu’il le voudroit bien voir soutenir ce livre contre quelqu’un de ceux qu’il nommoit hérétiques. On m’en parla, mais me défiant trop de mes forces, je ne voulus pas l’accepter moi seul. Je fus le second de M. de Sainte-Beuve à qui je fus fort inutile, car jamais, dans une conférence, on n’a plus confondu une partie adverse que le fut le Père Labbe, par ce professeur en théologie.
« On conféra à ces conditions que, selon le jugement de la compagnie, si l’avantage demeuroit à M. de Sainte-Beuve, on garderoit le silence et on n’en parleroit point du tout, mais aussi que le Père Labbe supprimeroit son livre ; et que, s’il ne lui demeuroit pas, le Père Labbe feroit ce qu’il voudroit. On s’assembla chez M. l’abbé de Bernay où il y avoit des personnes de la première qualité pour la robe. M. de Morangis, M. de Lamoignon, MM. les abbés Charrier, de Bernay, MM. de Bagnols, Le Nain, (MM. de Pomponne et de Croissy).
« M. de Sainte-Beuve, en une seule après-dînée, le convainquit de huit faussetés qu’il avoit faites en rapportant des textes de saint Augustin. Rien ne fut plus semblable à la conférence du cardinal Du Perron contre Du Plessis-Mornay devant Henri IV à Fontainebleau.
« Enfin, comme on lui fit voir qu’il avoit allégué la profession de foi de Pélage pour un sermon de saint Augustin, il dit qu’il ne laissoit pas d’y avoir de bonnes choses là-dedans et fut contraint d’avouer qu’il n’avoit jamais lu saint Augustin, mais qu’on lui fournissoit des mémoires sur lesquels il avoit travaillé. Il chercha ensuite des passages pour prouver une Grâce suffisante donnée à tous ; et comme il n’en trouvoit point, je dis dans la conférence que le Père en pourroit trouver ; et je lui dis ces vers de saint Prosper :

Gratia qua Christi populus sumus, hoc cohibetur
Limite vobiscum, et formam hanc adscribitis illi,
Ut cunctos vocet illa quidem invitetque ; nec ullun
Prœteriens studeat communem adferre salutem
Omnibus, et totum peccato absolvere mundum[2]


Il me remercia et me dit que c’étoit ce qu’il vouloit dire. Je lui dis qu’en
  1. Le titre était : Elogium divi Augustini ; umbra ejusdem. Tumulus novæ doctrinæ, epitaphium ; antitheses Cornelii Jansenii et divi Augustini.
  2. « La Grâce qui nous fait disciples du Christ est de telle nature et se réduit toute à ce point (selon vous qu’elle nous appelle et nous invite tous et qu’elle aspire, sans en excepter aucun, à nous sauver tous et à absoudre du péché l’universalité du monde. » — C’est la doctrine de Pélage et que saint Prosper expose avant de la réfuter. Cette doctrine, convenons en, est assez humaine.