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Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/110

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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

rigueur qui circule à la ronde, une désobéissance dérisoire et presque sacrilège à la voix de son cœur et de son génie. Béranger devait être le chantre consécrateur des vaincus et des morts : mais il fallut Waterloo pour qu’il osât. En janvier 1814, je le surprends qui fredonne encore à sa jeune maîtresse : Autant de pris sur l’ennemi ; l’année suivante, en juillet 1815, la voix tout émue, et d’un ton qu’il s’efforce en vain d’égayer, il soupire : Rassurez-vous, ma mie. Sans s’abuser un seul instant sur les Bourbons qu’il avait eu de bonne heure occasion de connaître d’après des circonstances fort particulières[1] ; sans donner jamais en plein dans la Charte, comme Courier, Béranger attendit les excès de 1815 et 1816 pour se prononcer hautement contre la dynastie restaurée, et en cela il fit preuve de plus de sens que ceux qui lui ont reproché sa chanson du Bon Français, de mai 1814. Il avait refusé d’être censeur durant les Cent-Jours.

Dans les prisons, où l’on trompe souvent l’ennui des heures obscures par des chants en chœur, les prisonniers, interrompant d’ordinaire le coryphée qui leur entonne une gaie chanson, lui demandent autre chose ; ils veulent du triste, une romance, comme ils disent. Béranger avait remarqué bien des fois cette disposition mélancolique des hommes assemblés, et en avait conclu l’idée de la chanson doucement sérieuse à l’usage du pauvre, de l’affligé, du peuple. Il fut long avant de céder à son

  1. Ceci se rattache à des détails de la jeunesse de Béranger, qui n’ont pas dû trouver place ici, et que nous avons touchés dans la note, p. 91.