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Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/202

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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

« Aurai-je un jour à moi, ou dois-je finir comme j’ai vécu jusqu’à présent, comprimé, ignoré de ceux qui m’ont vu le plus souvent et ne sachant qu’imparfaitement moi-même ce que j’eusse été ? Quel joug a pesé sur moi ! Quelle froide destinée ! De mois en mois comme la vie s’écoule ! Il y a dix-sept ans, je voulais m’endormir à jamais ; depuis ce jour j’attends, et peut-être il se trouvera enfin que j’eusse bien fait de quitter alors cette terre sur laquelle je suis inutile, sans fortune, chargé du sort des autres et privé de bras vigoureux propres à tout. Je suis à la merci du sort, et peut-être ne trouverai-je d’autre repos que celui que je voulais alors chercher sur les neiges où l’on s’endort paisiblement[1]. On est effrayé de cette inutile consommation des jours, et on voit avec peine s’approcher le moment qui doit confirmer cette contradiction dans la vie, de devenir vieux sans avoir vu que l’on fût jeune.

« Malgré le vague qu’il y eut presque toujours dans mes projets à cause de ma position, tout se rattacha à peu près à deux idées dominantes. Celle que je n’abandonnai point, celle qui peut-être convenait le plus à mon caractère, et qui bientôt s’accorda seule avec des parties irrévocables de ma destinée, ce fut l’idée d’une retraite profonde, mais commode.

« Je n’imagine rien de plus doux sur la terre humaine telle qu’elle est que de se confiner avec une femme tranquille et aimable dans une cabane heureusement située. Voilà peu de chose en un sens, mais je ne l’aurai jamais[2].

« Qu’on me donne cette demeure que j’imagine, que pour ainsi

  1. L’idée de suicide a dû traverser souvent la pensée d’Oberman, et même lui être habituelle dans un temps ; je trouve encore sur un papier cette pensée : « La vie n’est bonne que quand nous agissons autant sur le monde que le monde sur nous ; mais quand les choses nous heurtent, nous harcèlent sans que nous puissions réagir puissamment, quand nous n’avons plus que la défensive, il serait temps de se retirer. »
  2. Je trouve deux pensées isolées, qui se rapportent bien à ce rêve de retraite heureuse : « Mai. — Quand on a fatigué ses yeux de merveilles inutiles et son cœur de leur triste silence, on sent profondément que tous les chefs-d’œuvre de l’art ne valent pas un accident de la nature, ni des années consumées dans la capitale du monde une heure heureuse sous les pins sauvages auprès de celle qui nous aime. » Et encore : « Quand le vent soufflant par intervalles dans cet espace désert, couvert de rocs immobiles, fait résonner les touffes des genêts et les branches des jeunes pins épars, il me semble entendre les amers soupirs d’un captif sous les voûtes muettes. »