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Page:Sandre - Le purgatoire, 1924.djvu/207

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autres têtes de boches

tretien de la bibliothèque, et vous verrez que le sous-lieutenant prisonnier ne gardait pas grand’chose pour faire le jeune homme. La kantine s’ouvrait à lui.

Elle comprenait deux rayons bien distincts : le bazar et le bar. Au bazar, où l’on trouvait de tout, comme à Mayence, régnait un grand et gros Boche, à moitié chauve, qui possédait assez de français pour se tirer tout seul de son commerce. Il affectait des manières de bonne franquette tout à fait incompatibles avec l’uniforme gris qu’il portait. Roué, il dirigeait sa boutique avec une habileté d’autant plus aisée qu’il était aidé par la douce kommandantur. C’était un juif de Francfort, et bijoutier avant le 2 août 1914. Malgré son absence, son magasin continuait à rester ouvert. Loin d’être gêné par la guerre, l’homme de Francfort se vantait de s’y être enrichi, en fabriquant des bijoux de deuil, en jais ou en vulgaire bois peint, qu’un intermédiaire suisse écoulait en France, aux mères, aux veuves, et aux orphelines ! Je n’insisterai pas davantage : ainsi présenté, notre bonhomme est assez beau. Il ne s’encombrait pas de préjugés. La guerre n’était pour lui qu’un moyen comme un autre de gagner de l’argent. Certes, il espérait bien que l’Allemagne serait victorieuse, mais il ne s’attardait pas à ce sujet. L’issue des batailles l’intéressait moins que la date où la paix serait signée. Il la prévoyait toujours pour le mois suivant, et levait les bras au ciel quand nous lui déclarions qu’il ne la verrait pas avant trois ans. Mais il était gras à lard et pouvait attendre.

La kommandantur avait en lui toute confiance. Il opérait à la kantine comme chez lui. Il vendait à crédit, ce qui engageait les acheteurs à moins d’hésitations.