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Page:Saussure - Cours de linguistique générale, éd. Bally et Sechehaye, 1971.djvu/269

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sur les autres, et par là elle est vouée à un fractionnement indéfini. Mais comme la civilisation, en se développant, multiplie les communications, on choisit, par une sorte de convention tacite, l’un des dialectes existants pour en faire le véhicule de tout ce qui intéresse la nation dans son ensemble. Les motifs de ce choix sont divers : tantôt on donne la préférence au dialecte de la région où la civilisation est le plus avancée, tantôt à celui de la province qui a l’hégémonie politique et où siège le pouvoir central ; tantôt c’est une cour qui impose son parler à la nation. Une fois promu au rang de langue officielle et commune, le dialecte privilégié reste rarement tel qu’il était auparavant. Il s’y mêle des éléments dialectaux d’autres régions ; il devient de plus en plus composite, sans cependant perdre tout à fait son caractère originel : ainsi dans le français littéraire on reconnaît bien le dialecte de l’Île-de-France, et le toscan dans l’italien commun. Quoi qu’il en soit, la langue littéraire ne s’impose pas du jour au lendemain, et une grande partie de la population se trouve être bilingue, parlant à la fois la langue de tous et le patois local. C’est ce qu’on voit dans bien des régions de la France, comme la Savoie, où le français est une langue importée et n’a pas encore étouffé les patois du terroir. Le fait est général en Allemagne et en Italie, où partout le dialecte persiste à côté de la langue officielle.

Les mêmes faits se sont passés dans tous les temps, chez tous les peuples parvenus à un certain degré de civilisation. Les Grecs ont eu leur koinè, issue de l’attique et de l’ionien, et à côté de laquelle les dialectes locaux ont subsisté. Même dans l’ancienne Babylone on croit pouvoir établir qu’il y a eu une langue officielle à côté des dialectes régionaux.

Une langue générale suppose-t-elle forcément l’usage de l’écriture ? Les poèmes homériques semblent prouver le contraire ; bien qu’ils aient vu le jour à une époque où l’on