Page:Say - Œuvres diverses.djvu/209

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moyens d’existence de la société. Ils ne tarderaient pas à être épuisés ; car quand on aurait ravi à son voisin ce qu’il a, on ne pourrait pas le lui ravir de nouveau ; le spoliateur mourrait de faim, aussi bien que sa victime, ou plutôt ils auraient commencé par se quereller et par s’égorger mutuellement.

Ce n’est pas ainsi que les sociétés peuvent se perpétuer. Les hommes ne tardent pas à s’apercevoir qu’il leur est beaucoup moins profitable de se nuire, que de se servir les uns les autres. Et comme leurs besoins sont variés, après s’être adonnés, chacun de leur côté, à se procurer, à créer, à produire des choses utiles, ils en font des échanges. Tandis que le cultivateur fait pousser du grain et élève des bestiaux pour l’usage du négociant, le négociant fait venir des épiceries pour le cultivateur ; tandis que le fabricant prépare l’étoffe qui doit vêtir le magistrat, le magistrat veille à la sécurité du fabricant.

On a cru longtemps que l’existence du corps politique résidait dans le gouvernement, que l’ordre social était entièrement un effet de l’art, et que partout où cet ordre laisse apercevoir des imperfections, des inconvénients, c’est par un défaut de prévoyance ou d’habileté de la part du législateur, ou par quelque négligence, quelque perversité de la part du magistrat chargé de donner ses soins au jeu de cette machine compliquée. De là sont nés ces plans de sociétés imaginaires comme la république de Platon, l’utopie de Thomas Morus, l’Océana d’Harrington, et d’autres plus récentes. Chacun a cru pouvoir remplacer une organisation défectueuse, par une autre meilleure, sans faire attention qu’il y a, dans les sociétés, une nature des choses qui ne dépend en rien de la volonté de l’homme, et que nous ne saurions régler arbitrairement.

Ce n’est point à dire que la volonté de l’homme n’influe en rien sur l’arrangement de la société ; mais seulement que les parties dont elle se compose, l’action qui la perpétue, sa vie, en un mot, ne sont point un effet de son organisation artificielle, mais de sa structure naturelle.

L’art du cultivateur peut greffer un arbre, le disposer en espalier, en tailleries branches et en améliorer les fruits, mais l’arbre vit et donne des fleurs, des fruits et des rejetons, en vertu des lois de la physique végétale que nous cherchons à deviner, que nous parvenons à connaître quelquefois, dont nous tirons un grand parti quand nous sommes instruits, mais qui sont supérieures à l’art et au pouvoir de quelque jardinier que ce soit.