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Page:Say - Œuvres diverses.djvu/646

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reprit sa place ; mais quand il voulut prendre sa plume. — « Bon dieu ! la voilà toute gâtée ; a-t-on jamais mis une plume dans cet état ? » — Et il fallut la retailler ; mais il y a des gens qui sont une demi-heure à tailler une plume : il était de ces gens-là. Pendant qu’il maniait le canif, il poussa l’affabilité jusqu’à m’adresser la parole. Il me demanda si la personne pour qui je venais retirer cet acte, reviendrait à Paris après son mariage, quel était son état, si j’étais de la même section ; enfin il paraissait ne pas mieux demander qu’à lier conversation avec moi. Je lui répondis poliment ; je ne voulais point l’indisposer, car il était autorisé à me garder mon acte encore jusqu’au soir du même jour, s’il avait voulu ; mais cependant je tâchais de rendre ma conversation ennuyeuse autant que possible, afin de ne pas le détourner. Après bien des essais, bien des jurements entre ses dents, sa plume alla bien. Il prit le papier, et commença à écrire.

Je respirais : il ne me fallait que deux lignes et sa signature ; rien n’égalait ma joie, lorsque sa servante rentra. Elle revenait de la boucherie, d’où elle rapportait un joli morceau de bœuf et une poitrine de mouton. Elle avait un petit air de triomphe. Elle montra toute cette viande dans le plus grand détail et de tous les côtés, à son maître, en lui contant toute la peine qu’elle avait eue, et le temps qu’elle avait perdu pour attendre son tour : enfin elle se lit bien valoir et aussi longtemps qu’elle voulut, car son maître avait l’air de s’intéresser à son pot-au-feu bien plus qu’à mon acte de mariage. — « Ah ça, lui dit-il, comment allez-vous apprêter cette poitrine de mouton ? — Eh, pardi ! je vais la mettre à la broche. — Non pas, Victoire, non pas, je vous prie ; il ne vaudrait rien à la broche, ce morceau-là, rien du tout ; il est trop sec : il faut le mettre en côtelettes. »

Je crus que j’aurais à assister à l’ordonnance du dîner et du souper ; je m’approchai du commissaire, et je lui dis, avec toute la douceur dont je suis capable : « Citoyen commissaire, je vous observe que je suis très-pressé, et que vous me feriez plaisir…— Citoyen, donnez-moi le temps ; ne faudrait-il pas tout quitter pour vous servir ? je n’ai pas perdu une minute. — Voilà bientôt une heure et demie que je suis ici, répliquai-je, d’un ton très-poli. — Si vous êtes pressé, cherchez quelqu’un qui vous satisfasse. » — Ce ton-là, à la suite d’une attente aussi longue, me blessait, et mon air commençait à le laisser apercevoir, malgré le soin que je prenais de me contenir. — Citoyen, lui dis-je, vous savez bien que je ne peux pas m’adresser à un autre ; je ne vous demande que deux lignes et votre signature. — Eh bien, mettez-la vous-même, dit-il impatienté, en jetant sa plume. »

Je vis alors qu’il eût mieux valu, puisqu’il était sur le point d’achever, le laisser faire tranquillement ; que j’avais moi-même ajouté une anicroche à tant d’autres ; et comme je me trouvai sur le point de m’en