Page:Say - Œuvres diverses.djvu/676

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allait à la campagne rejoindre sa femme qui relevait de couches. « Je n’avais, me dit-il, que ce garçon que vous voyez, et je désirais ardemment une fille : ma femme vient de m’en donner une, et déjà mon imagination devance l’âge de cette enfant. Je me la représente grandelette, et travaillant à côté de sa mère, d’un air posé et modeste ; le temps viendra ensuite où elle fera les honneurs de la maison. Les étrangers remarqueront sa figure ; elle aura tout à la fois de l’enjouement et de la réserve, mais de cette réserve qui n’exclut pas entièrement la coquetterie ; car il en faut toujours un peu à son sexe, et je ne connais rien d’aussi maussade qu’une femme qui n’a nulle envie de plaire. La mienne n’est pas ainsi… »

Là-dessus, mon compagnon de voyage, un peu excité par moi qui avais envie de savoir jusqu’à quel point il était à plaindre, me parla de sa femme, fit la description du lieu qu’elle habitait. « C’est une maison de campagne située près de Vaucresson, un lieu de délices, que l’ai acheté presque pour rien, me disait-il. La maison est à mi-côte, au fond d’une petite gorge ; elle domine sur un beau vallon, et dans le lointain, on découvre les clochers de Versailles ; j’ai un bois derrière moi, et un bois de chaque côté ; à droite une clairière, au travers de laquelle on aperçoit quelques arches de l’aqueduc de Marly. Du haut de la colline tombe un ruisseau que j’ai arrêté, et que j’ai obligé à faire travailler une petite usine. C’est un objet de pur amusement, mais qui pourrait me devenir utile au besoin. Cette usine est une douce conception que je me suis complu à faire exécuter sous mes yeux. Elle me sert à tout : elle fait tourner le crible où je passe mes grains, la meule où j’aiguise mes outils, et successivement j’applique mon moteur à toutes sortes d’usages. Le ruisseau n’est point perdu après avoir travaillé : mon petit Alexis l’a conduit dans un lac de sa façon, qu’il a couvert de vaisseaux, et où il fait toujours battre la flotte anglaise par la flotte française ; ce qui est du moins de bon augure.

Mon jardin est un véritable Eden, car j’y ai exécuté plusieurs des idées de Milton, et entre autres ce paradis dans le paradis, retraite enchantée, dessinée par Dieu même, et qui chez moi l’a été par ma femme. Là, nous réunissons de temps en temps quelques amis, gens d’esprit et de bons sens, mais qui ne cherchent point à paraître tels ; hommes sûrs, avec lesquels on peut tout dire sans risquer de se compromettre »u de les fâcher, qui se montrent tels qu’ils sont, parce que leur âme est honnête et bonne, et qu’ils n’ont ni malice ni ambition. Concevez-vous un être plus heureux que moi ? »

Je lui avouai que je n’en connaissais point, et que, pour mon compte, je n’étendais pas mes désirs au-delà de ce qu’il possédait.

La galiote arriva. Mon ami se sépara avec regret de la société avec laquelle il s’était si fort amusé ; on descendit à terre, et l’on se dis-